Zakia a donné la vie, mais elle a perdu la sienne. La famille Mebarki ne s'en remet toujours pas, deux semaines après le décès de leur fille Zakia, 25 ans, à la suite d'une césarienne subie début juillet à la clinique privée Lalla Khadidja de Bouira. Mais elle n'est pas la seule car une autre parturiente, Roza Aknouche, 35 ans, est décédée elle aussi dans la même clinique à la suite d'une césarienne en juin dernier. La goutte qui a fait déborder le vase est que les deux défuntes venaient de la même région, Ahnif. Deux décès en moins d'un mois et demi sont suffisants pour engendrer la colère. Ont suivi une marche et un rassemblement qui ont drainé des dizaines de personnes venues s'indigner, le 12 juillet, devant la clinique. La direction de la maternité s'est pourtant expliquée sur les raisons qui ont induit la mort de Zakia qui sont «imprévisibles» et «normales». Mais la famille ne semblait pas convaincue. Les Mebarki, rencontrés dans leur village, Tikramtath, à 35 km à l'est de Bouira, font endosser toute la responsabilité au staff médical qu'ils accusent d'avoir «commis une erreur médicale causant la mort de leur fille». Selon leur avocate, une plainte a déjà été déposée au niveau de la justice de Bouira. L'affaire semblait un simple fait divers. Mais lors des funérailles, à Ahnif, plusieurs femmes nous ont approchés, indignées, pour se plaindre de ce qu'elles «subissent» dans ces cliniques privées. L'une d'entre elles, Fatima, trentenaire, nous avoue qu'elle a été diagnostiquée elle aussi pour une césarienne à Lalla Khadidja. «J'ai eu peur quand le gynécologue a insisté sur le caractère urgent de mon cas, mais j'ai changé de clinique. Quelle fut ma surprise quand ils m'ont fait accoucher par voie basse !» assure-t-elle. Risques Certains spécialistes avancent un taux de 60% des femmes algériennes qui accouchent annuellement par césarienne. Un constat partagé par le ministère de la Santé et l'Ordre des médecins. Reçu à la rédaction d'El Watan Week-end, le docteur Younsi, directeur de la clinique Lalla Khadidja, avoue que «1000 femmes sur les 1400 qu'a reçues son établissement en 2014 ont subi des césariennes», ce qui représente plus de 70% des parturientes examinées. Et selon lui, la clinique n'a perdu «que huit bébés». Et d'ajouter, pour se justifier : «Aux Etats-Unis, 80% des femmes accouchent par césarienne. De manière préventive, les médecins recourent directement à la césarienne surtout pour les femmes qui accouchent pour la première fois.» Dans le cas de Zakia, le docteur Younsi assure que l'opération a été pratiquée car l'échographie a indiqué qu'«il y avait un risque de perte du bébé». Sauf que ce n'est pas ce qui a été annoncé par la sage-femme à son mari M'hand. Joint par téléphone, M'hand précise : «La sage-femme m'a dit que le bébé était mal positionné.» Raison pour laquelle, selon elle, «une césarienne était impérative». Conséquences Selon une gynécologue d'Alger qui travaille dans le secteur public et a accepté de répondre à nos questions, la césarienne ne devrait se faire que dans les cas suivants : «Une mauvaise progression du bébé, une souffrance de la mère, dans le cas où le bassin de la femme est étroit ou si le bébé est gros.» De plus, quelles seront les conséquences d'un tel acte de chirurgie ? La gynécologue explique : «Infliger une cicatrice au corps d'une femme. Risquer une hémorragie postopératoire, une réouverture de la plaie (éventration), une péritonite, etc.» «J'ai toujours préféré l'accouchement par voie basse et c'est ce que je conseille toujours à mes patientes», avoue-t-elle. Et d'ajouter, en s'appuyant sur le dossier médical de la défunte dont El Watan Week-end détient une copie : «Je ne comprends pas pourquoi cette femme a été césarisée d'emblée, alors que son bilan ainsi que l'échographie sont corrects. Son médecin traitant n'a souligné qu'une légère diminution du liquide amniotique.» Pourquoi autant de césariennes ? Sont-elles une cause de mortalité dans les maternités ? Ou les cas de Zakia ainsi que de plusieurs autres ne sont que les conséquences d'une chirurgie et ou d'une maladie imprévisible, comme cela peut exister ? Certains s'inquiètent, d'autres voient en ce phénomène une simple évolution de la science médicale. Sang frais Il est 1h. Zakia, qui vient juste de subir une césarienne, joint sa famille par téléphone. «Je suis souffrante. J'ai des douleurs intenses mais il n'y a personne ici pour m'assister», rapporte sa mère, Djamila, qui a reçu la communication. «Appelle l'infirmière», lui conseille son père, Mohand. «J'ai crié, mais il n'y a personne apparemment», répond Zakia. Le téléphone s'est éteint. «Nous avons pensé qu'elle n'avait plus de batterie», lance encore sa mère. Saïd, son cousin, qui a fait le déplacement à la clinique pour se renseigner sur son état de santé, avoue qu'il n'a trouvé personne à l'accueil. «Il faisait très chaud à l'intérieur. Il n'y avait personne pour m'indiquer sa chambre», affirme-t-il. Quelques heures plus tard, vers 5h, un chirurgien appelle le père avec le téléphone de la patiente pour lui demander d'apporter en urgence du sang frais. Dans la panique, Mohand se rend à Bouira et passe un appel sur les ondes de la radio locale. «On m'a demandé du sang frais. Et ils m'ont chargé de le chercher, s'étonne-t-il. Pourquoi n'ont-ils pas prévu une telle situation ?» Les donneurs se sont déplacés à l'hôpital Mohamed Boudiaf du centre-ville. «Le sang a été récupéré par un médecin de la clinique sans être analysé, avoue Mohand. Comment est-ce possible ? Et si l'un des donneurs avait le sida ou une autre maladie ?» Le sang de Zakia (A-) est rare. Son analyse pouvait prendre des heures, temps que n'avaient pas les médecins de la clinique pour la sauver, selon leur version. Le Dr Younsi s'explique : «La parturiente avait ressenti des douleurs deux heures après la césarienne. Les gynécologues ont pensé que c'étaient des douleurs postopératoires, ce qui est normal. La patiente a eu la diarrhée et les douleurs se sont accentuées. Après examen et une deuxième chirurgie verticale pour explorer l'abdomen, les médecins ont détecté une anomalie au niveau du foie. Elle avait une hémorragie due à un hématome causé par une maladie rare et imprévisible, qui s'appelle le Hellp Syndrome. Donc on a été obligés de faire une transfusion en urgence.» Pour le sang frais, le docteur argumente : «Nous avions besoin de sang frais qui contient les plaquettes qui peuvent réussir la coagulation afin d'arrêter l'hémorragie, ce dont elle avait besoin. L'hôpital Mohamed Boudiaf nous a promis du A-, mais il n'avait pas de sang frais malheureusement. J'ai préféré la sauver et prendre un risque de 10%, puis la prendre en charge plus tard au cas où elle contracterait une autre maladie, plutôt que de la laisser mourir.» Abattoir La sœur aînée de Zakia affirme qu'elle a réussi à s'introduire dans la chambre, mais elle a été vite repérée par le médecin anesthésiste. «Les infirmières étaient souillées de son sang. Donc elle en a beaucoup perdu», s'indigne-t-elle d'une voix enrouée. Vite, la rencontre avec la famille Mebarki tourne aux larmes lorsque Youcef, le frère de la défunte, montre sa photo. Il a leur fallu des heures pour se calmer. La mort de Zakia a engendré beaucoup de tristesse à cette famille. «C'est à cause de la première opération que le foie de Zakia a été touché. Ils n'ont pas les moyens nécessaires. C'est un abattoir et non une clinique. Leur seul objectif est de gagner de l'argent», accuse le père de la défunte. Le docteur Younsi réfute toutes les accusations et, surtout, tout soupçon sur la qualité de ses services. «Nous travaillons depuis 2005 et nous n'avons eu que 12 décès», insiste-t-il. La transfusion n'a pas réussi, l'hémorragie n'a pas cessé. Le staff technique a dû transférer Zakia en catastrophe, le lendemain à 14h, vers le CHU de Kouba, à Alger. Une décision incomprise par la famille qui se demande pourquoi elle a été envoyée au service de réanimation de Kouba alors qu'il en existe un à l'EPH de Bouira. «Nous avons les mêmes moyens que l'EPH de Bouira. Ils ne peuvent pas faire mieux que nous. La défunte avait besoin d'un service de pointe, ce qu'offre le CHU de Kouba», se justifie-t-il. Erreur La gynécologue affirme que la thèse défendue par la clinique «tient la route» si l'existence d'un Hellp Syndrome qui est, selon elle, d'une extrême rareté, est prouvée par l'autopsie si elle a lieu. «Le risque d'avoir cette maladie existe dans les deux cas (césarienne et accouchement par voie basse) même si elle peut se voir après une césarienne car la perte sanguine, dans ce cas, est plus importante, déclare-t-elle. L'erreur est peut-être dans le retard qu'a mis le staff pour détecter l'hématome en question.» La clinique se défend et déplore ce décès. La famille persiste, assurant qu'elle ne baissera pas les bras car selon elle, l'hémorragie «a été provoquée par la césarienne». L'instruction n'a pas encore eu lieu. Quant au rapport de l'inspection engagée par le ministère de la Santé, il est attendu pour le début de la semaine prochaine. Pour l'Ordre des médecins, la nécessité d'une réforme du secteur de la santé publique est plus qu'urgente. Le reportage diffusé par l'ENTV – une première – sur le CHU de Constantine a choqué les internautes algériens, qui ne cessent de partager et commenter la situation chaotique de cet hôpital. Plusieurs femmes sont entassées dans un même lit, tout comme les bébés, sans aucun respect de l'hygiène. Une image de ce que sont devenues les maternités publiques en Algérie. Une situation qui explique peut-être pourquoi les Algériennes préfèrent les cliniques privées, pensant qu'en payant les soins, elles auront une meilleure qualité de prise en charge. Le président du Conseil national de l'Ordre des médecins défend le projet d'une santé publique de qualité : «C'est la responsabilité de tous les secteurs confondus. Il faut que chacun prenne ses responsabilités pour faire évoluer les choses. On a voulu construire d'autres CHU mais la crise nous a rattrapés au stade de l'étude du projet. Le projet a finalement été gelé. Il est impératif d'établir une véritable feuille de route pour la santé publique en Algérie.» Zakia a quitté la vie, mais elle a laissé un très beau bébé que son père a prénommée Chanez. Dans son dernier rapport sur les maternités, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande l'accouchement par voie basse : «Bien que la césarienne permette de sauver des vies, il arrive souvent qu'elle soit pratiquée sans être médicalement nécessaire, risquant alors d'exposer la mère et l'enfant à des problèmes de santé à court, moyen et long termes.»