Entretien réalisé par Mohamed Benzerga Vous dites que tout le Nord algérien est sismique. Expliquez nous cela ? Intrinsèquement, aucune région du nord du pays n'est épargnée car les failles sismogènes peuvent affecter avec violence les zones épicentrales et affecter de façon dégressive les zones urbaines environnantes. Par exemple, le séisme d'El Asnam (Chlef actuel) du 10 octobre 1980 a causé des dégâts sur l'ensemble de la région et a été la cause de nombreux désordres dans la région d'Alger. Un autre exemple : le séisme de Boumerdès-Zemmouri du 21 mai 2003 a causé de très sérieux dégâts dans la zone épicentrale et a affecté les régions d'Alger à l'est et de Tizi Ouzou à l'ouest/. Même les habitations de Aïn El Hammam, sur les hauteurs du Djurdjura, ont été affectées par des fissures et lézardes. Antérieurement à mes travaux de thèse (1996 et 1998), les hautes montagnes de Kabylie étaient considérées comme zone asismique et le séisme du 21 mai 2003 a démontré que l'ensemble du massif du Djurdjura et ses bordures ne pouvaient, autant que le reste du pays, échapper à une activité sismique dont l'épicentre était situé en mer dans la région de Zemmouri. Un autre exemple encore plus édifiant est celui de la ville de Mexico, affectée le 19 septembre 1985 par un violent tremblement de terre (M=8.2) dont l'épicentre était localisé dans l'océan Pacifique, à plus de 350 km. La ville étant localisée sur des terrains marécageux de l'ancien lac, l'effet de site a été la cause principale des dégâts (10 000 morts et plus de 30 000 blessés). Scientifiquement parlant, est-t-il possible de prévoir des séismes ? Pour être honnête, comme je l'ai dit dans mes différents entretiens, à l'heure actuelle, les scientifiques du monde entier s'accordent à dire que nous n'avons pas les moyens de faire de la prédiction des séismes à court terme. Il y a quelques rares expériences de tentative de prévision, comme en Chine en 1975. L'observation en continu des comportements des animaux et des puits avait amené les autorités à prévoir le séisme de Haisheng, le 4 mars 1975, quelques heures avant qu'il survienne. Mais une expérience similaire une année plus tard n'a pas permis de prévoir celui de Tangshan. Toutes les écoles dans le monde ont abandonné l'idée de la prédiction. Du coup, les spécialistes travaillent, à l'heure actuelle, sur des politiques de prévention sur le long terme. Qu'avez-vous remarqué lors de vos expertises post-sismiques ? Mon expérience des expertises post-sismiques (Oued Djer 1988 ; Tipasa1989 ; Aïn Benian 1996 ; Mascara 1994 ; Aïn Témouchent 1999 ; Boumerdès 2003) montre que les systèmes constructifs en usage sont souvent mal adaptés. A chaque séisme, on retrouve souvent les mêmes erreurs fatales. Le contexte de pénurie de matériaux de construction, la pression de la demande sociale et le manque d'information et de formation des personnels d'exécution (entreprises de construction, maçons et manœuvres) contribuent au fait que les mauvaises pratiques subsistent. Je crois que chacun de nous doit prendre sérieusement conscience que la chaîne de l'acte de construire doit respecter quelques règles fondamentales. Ce n'est que de cette manière que les pays développés, tels le Japon et les USA, ont réussi à atténuer les effets des séismes dévastateurs. Un autre volet, complémentaire au volet réglementaire, auquel je tiens beaucoup est celui du sol. Une construction n'est réellement protégée contre les séismes que lorsqu'on respecte trois règles fondamentales. Premièrement, il faut respecter les normes et règlements en vigueur. Dans ce sens, il faut que le dimensionnement et la réalisation de la construction respectent les normes parasismiques en vigueur et les règles relatifs à l'acte de bâtir (qualité des matériaux, mise en œuvre par des professionnels, contrôle des plans, suivi sur chantier, etc.). La deuxième règle concerne les conditions d'ancrage au sol. L'implantation de toute construction ou nouveau site urbains doit s'adapter et éviter les sols pouvant être instables suite à une secousse tellurique (risque de liquéfaction du sol, risque de rupture de faille en surface, risque de glissement de terrain ou d'éboulement rocheux, effondrement de cavités souterraines, etc.). La troisième règle est liée à l'anticipation de l'analyse et des conditions de l'environnement anthropiques des zones urbaines. Durant les dernières décennies, l'Algérie a connu un important développement des infrastructures anthropiques telles que les barrages, les infrastructures industrielles et pétrolières. Il est utile de rappeler que l'ensemble de ces infrastructures, par leur endommagement, suite à un séisme même mineur, peuvent causer de sérieux dommages. Une rupture de la digue d'un barrage suite à un séisme modéré peut causer de très graves dommages aux habitations ou villages situés en aval. Il en est de même pour les infrastructures pétrolières ou industries polluantes, qui peuvent également présenter un réel danger pour les populations des environs en cas de séisme (incendies, fumées dangereuses, etc.) pouvant endommager ces infrastructures. L'Algérie est-elle développée dans le domaine de la sismologie ? Qu'en est-il de la formation des sismologues ? La sismotectonique et la sismologie sont un travail dont la vision est sur le long terme. En sismologie, l'important est de lancer les bases d'un travail de fond et surtout de créer les conditions humaines, matérielles et scientifiques pour atteindre certains objectifs. Pour avoir connu, depuis 1980, l'évolution des structures algériennes chargées de la réduction du risque sismique en Algérie, je peux vous affirmer que le Craag des années 1980 est de loin différent du Craag 2015. Un de mes éminents collaborateurs de Californie me disait souvent «quand la terre tremble, les tirelires se cassent». Effectivement, le séisme d'El Asnam de 1980 a permis au Craag de se doter d'un réseau télémétré. Quelques années plus tard, le séisme de Boumerdès-Zemmouri, a été également un catalyseur pour doter le Craag de plusieurs équipements de sismologie, de géodésie GPS et de moyens de terrain. Grâce à ces modestes moyens et à la volonté de ses chercheurs, plusieurs projets scientifiques d'envergure nationale et internationale ont été lancés dès les années 2000. Derrière ces projets, de nombreuses thèses de doctorat ont été présentées en association avec des laboratoires étrangers reconnus pour leur savoir-faire. Il existe au sein du Craag des spécialistes à qui il faut faire confiance et surtout les encourager. Le réseau local de surveillance sismique du Craag est composé des 35 stations de l'ancien réseau télémétré et de 45 nouvelles stations digitales formant le réseau ADSN (Algerian Digital Seismological Network). Ce réseau couvre aujourd'hui la plus grande partie du territoire algérien et sa précision n'est plus à discuter. Donc les données du Craag de localisation des séismes sont plus précises que celles des stations mondiales. D'ailleurs, à titre d'information et pour plus de précision, le Centre de sismologie euroméditerranéen (CSEM) fait souvent un renvoi des séismes algériens enregistrés sur leur réseau vers le Craag. Il faut également préciser que le réseau algérien du Craag fait partie du réseau mondial. Donc c'est l'évolution technologique qui fait que l'information sur l'activité sismique est abondante ? Grâce à tous les équipements du Craag, l'activité sismique du nord du pays est enregistrée avec une précision inégalée. Dans le passé, cette sismicité ne pouvait être enregistrée car le réseau était très peu dense. Or, le réseau actuel complété avec le réseau ADSN permet de telles performances d'enregistrement. Il est évident, que dans le passé, cette sismicité modérée (M4.0) était bel et bien existante, sauf qu'elle n'était pas enregistrée. Seuls les événements sismiques majeurs pouvaient être enregistrés. Quand l'enregistrement analogique n'était pas réalisé, les épicentres étaient déterminés par des travaux d'enquête de terrain auprès des populations. Toutefois, comme toutes les structures algériennes de recherche, surtout depuis que les chercheurs ont été intégrés dans la Fonction publique, le recrutement de chercheurs devient de plus en plus difficile et le plan de recrutement est soumis à de sérieuses difficultés. Concernant la formation de chercheurs en sismologie, elle reste tributaire d'une collaboration internationale. Les intérêts mutuels des équipes doivent converger et il est ainsi difficile de se limiter à son seul territoire. La recherche a besoin d'horizons divers et d'échanges. Quelques jours après le séisme du 10 octobre 1980, l'Algérie a accueilli de nombreux chercheurs, sismologues et sismotectoniciens, du monde entier pour étudier la région de Chlef et apporter de l'expertise et de la connaissance aux équipes locales. En septembre 1985 à Mexico, je faisais partie de la délégation de spécialistes algériens envoyés pour l'étude de ce séisme. Je pense que le gouvernement devrait mettre sur pied des équipes de scientifiques algériens pouvant être mobilisés avec leur matériel (stations sismologiques portables, accélérographes portables, GPS, etc.) lors de séismes majeurs à l'étranger et mettre à profit ces événements pour les futurs chantiers algériens. Cela a été fait par la Protection civile lors du séisme du Népal du 25 avril 2015.