On ne parle pas assez d'eux, de leurs exploits et de leurs préoccupations. Pourtant, ils sont d'un grand apport pour l'économie et pour les ménages. Cette année, c'est grâce à leurs efforts que les prix des produits maraîchers se sont stabilisés sur les marchés. En dépit du manque de soutien de l'Etat, les agriculteurs de Boudouaou El Bahri, à 7 km à l'ouest de Boumerdès, ont réussi là où les décideurs avaient, depuis toujours, démontré leurs limites. Le principe selon lequel la terre appartient à celui qui la met en valeur trouve tout son sens dans cette localité balnéaire connue autant pour ses vergers et ses cultures sous serres que pour ses plages paradisiaques. La commune occupe la première place en matière de cultures maraîchères à l'échelle nationale. «L'année dernière, on y a dénombré plus de 4500 serres. Et si on réglait le problème de l'eau, on pourrait produire jusqu'à 8 millions de quintaux/an. A l'époque des domaines autogérés, on exportait même vers la France», se rappelle un membre de la Chambre locale d'agriculture. Des serres à perte de vue Pour les fellahs de la région, la fin de la dépendance aux hydrocarbures ne relève plus de l'impossible en Algérie. «Pourvu qu'on ne nous mette pas de bâtons dans les roues et qu'on arrête de construire sur les terres agricoles», fulmine Heraouchi Rabah, 43 ans, un paysan racé, qui exploite une propriété de l'Etat de 4 hectares abritant 45 serres. Rencontré la semaine dernière dans ses plantations, Rabah est revenu longuement sur les déboires et les aspirations de ses semblables. «Nous alimentons tous les marchés de l'est et du sud du pays en légumes durant certains mois de l'année», se félicite-t-il avant de dénoncer les retards mis pour la rénovation des conduites d'irrigation de leurs champs à partir du barrage du Hamiz et du lac de Réghaïa (lire l'encadré). «Ces conduites sont inopérantes depuis 1994. Cela fait des années qu'on nous promet de les rénover, en vain. Le comble c'est qu'on nous a même interdit de réaliser des forages», s'indigne-t-il, en s'empressant de remplir les derniers cageots de poivrons doux et de tomates pour rallier le marché de gros de Khemis El Khechna. Rabah passe le plus gros de son temps dans les champs verdoyants qu'il cultive jalousement avec ses frères. Son exploitation se trouve à 500 mètres seulement de la mer. Des serres à perte de vue. Les terres de cette contrée, chaudes en hiver et humides en été, ont été jalousement préservées par leurs exploitants qui luttent inlassablement contre leur «bétonisation». Ailleurs, dans d'autres communes de la wilaya, de vastes surfaces à haut rendement agricole sont laissées en jachère ou vendues à des tiers avec la complicité des autorités. Le discours des pouvoirs publics visant à développer l'agriculture et à combattre les spéculateurs du foncier n'a jamais été suivi d'actes sur le terrain. A Boudouaou El Bahri, les agriculteurs disent n'avoir jamais demandé l'aide de l'Etat. «La tempête de décembre dernier a détruit toutes mes serres. J'ai subi des pertes incommensurables. C'est grâce au soutien de mes amis que j'ai pu les reconstruire», confie un agriculteur. Manque d'unités de transformation Cette année, la récolte s'avère très bonne, mais certains producteurs ont du mal à écouler leurs marchandise, notamment la tomate qui se négocie à 10 DA/kg en gros. Faute d'acheteurs, certains ont jeté d'importantes quantités de ce légume. Leur joie a déjà cédé la place à la déception. «Quand la courgette atteint 140 DA/kg, tout le monde en parle, mais lorsque le prix de la tomate dégringole jusqu'à 10 DA, personne ne pleure avec nous», regrette Belhout Abdelkader, un autre fellah. Le visage ridé, ce sexagénaire exploite une surperficie de 2,75 ha. Il a construit 17 serres où il cultive du maïs, des haricots verts, de la tomate Tavira, des courgettes, des melons, de la fraise, des pastèques… Pour lui, ces pertes auraient pu être évitées s'il y avait des unités de transformation de produits agricoles dans la région. «Avant, tout se passait bien, car les agriculteurs vendaient tout à l'entreprise étatique Enafla. Même les semences étaient distribuées par le l'Etat par le biais de l'Onapsa. Aujourd'hui, tout a changé. Les produits phytosanitaires et les semences sont très chers et non efficients. L'engrais coûte 7000 DA le quintal, tandis que la farine est cédée à 2400 DA», déplore-t-il. Un autre agriculteur se demande pourquoi on a fermé les usines de tomate industrielle de Rouiba et de Mouzaïa. «A l'époque, la tomate refusée par les mandataires au marché de gros était vendue sur place aux camionneurs de ces usines», se souvient-il, avant de dénoncer le diktat des mandataires. «Je ne comprends pas pourquoi l'Etat nous oblige à leur vendre nos produits. Ce sont eux qui fixent les prix. Parfois, ils refusent même la marchandise. Quoi qu'il arrive, ils ont toujours 10% de revenus», explique-t-il. En sus de ces handicaps, nos interlocuteurs se disent durement pénalisés par le manque de main-d'œuvre. «L'Ansej a tout ruiné. Les jeunes d'aujourd'hui se la coulent douce. Ils sont devenus tous des chefs d'entreprise qui ne produisent rien. En plus, le travail de la terre est considéré comme une tâche ingrate par le commun des mortels alors que le dernier des ouvriers est payé 1000 DA pour 4 heures de travail», explique Gouigueh Smaïl, 45 ans, avant de se plaindre des ravages causés à ses plantations par les mulets des pilleurs de sable granitique, qui accomplissent leur sale boulot la nuit.Au lever du jour, ils abandonnent leurs baudets dans les champs longeant la plage puis reviennent les récupérer le soir. Bêtise humaine ! Smaïl et les agriculteurs de la région ne comptent que sur eux-mêmes et leurs proches pour garder leurs plantations et ne pas laisser le fruit de leur labeur pourrir dans les serres. Les rares ouvriers qu'ils arrivent parfois à recruter sont originaires des wilayas de l'intérieur du pays. Ils restent un ou deux mois puis repartent chez eux. «J'ai cinq frères, ce sont eux qui travaillent avec moi à longueur d'année», dit Takali Saïd, un membre d'une EAC qui s'étend sur 100 ha. Une exploitation qui compte un seul puits comme source d'irrigation. Notre interlocuteur a eu 9 ha, où il a érigé une centaine de serres et quatre poulaillers de 4000 poulets chacun. Depuis qu'il est devenu agriculteur, Saïd affirme avoir reçu une dizaine de correspondances de la part des autorités l'invitant à «céder» quelques hectares pour construire des équipements d'utilité publique, dont des programmes de logements et une école nationale d'huissiers de justice. Comme si l'Algérie n'avait que ces terres fertiles qui font vivre des milliers de familles pour réaliser de tels projets. C'est ainsi qu'on «tue» l'agriculture en Algérie.