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«Il y a un manque flagrant d'encadrement» Mahmoud Amoura. vice-président de l'association nationale pour l'insertion scolaire et professionnelle des trisomiques (ANIT)
Votre association est la première à avoir investi le terrain pour arracher le droit à l'école au profit des enfants trisomiques. Elle a été créée en 1992, c'est bien ça… Oui, en 1992. L'ANIT était, en effet, la première association, à l'époque, dédiée à la scolarisation des enfants trisomiques. Il n'y avait rien avant. Nos aînés, qui ont créé cette association, nous racontent que quand ils interpellaient les pouvoirs publics au sujet de la scolarisation de leurs enfants, on leur répondait : «Wech tescolariser fi trisomique ?» Donc il n'y avait absolument rien. Il n'y avait ni réflexion, ni école spécialisée, ni crèche, rien de rien. C'est grâce à nos aînés, qui étaient cinq membres fondateurs, que nous avons obtenu le droit à l'école. Ils ont bataillé dur, avec toutes les difficultés que vous pouvez imaginer. En 1992-2000, ça n'a pas été facile. Ils nous racontaient qu'ils tenaient leurs réunions sur le trottoir. Ils n'avaient ni siège ni rien. Ils ont réussi quand même, en 2002, soit dix ans après, à arracher une convention avec le ministère de l'Education nationale, sous Benbouzid. En vertu de cette convention, l'ANIT était autorisée à ouvrir des classes au niveau des écoles communales. Mais Benbouzid te donne uniquement la classe, c'est-à-dire le sol et les murs. Il ne t'assure ni l'encadrement ni le matériel pédagogique. L'enfant n'est même pas porté sur les registres de l'école. Il n'a pas droit à un certificat de scolarité. C'est l'association qui le lui délivre. Le ministère de l'Education nous octroyait une classe quand il y avait douze enfants trisomiques. Encore fallait-il convaincre le directeur de l'Académie et le chef d'établissement concernés. Ensuite, il faut recruter l'encadrement nécessaire : l'enseignante, l'éducatrice et l'aide-éducatrice. Il faut compter aussi les orthophonistes qui passent deux fois par semaine pour assurer des séances d'orthophonie aux enfants. C'est très important d'avoir une prise en charge orthophonique. Malheureusement, il y a une insuffisance à ce niveau-là et, parfois, les enfants sont obligés de suivre leurs séances d'orthophonie ailleurs. Et de 2002 à aujourd'hui, est-ce que vous avez noté une évolution, une amélioration dans la prise en charge scolaire des enfants trisomiques ? En 2002, l'ANIT a mis en place une expérience-pilote au niveau de l'école Ali Bouneb, à Châteauneuf (El Biar) avec un effectif de 20 élèves. Aujourd'hui, on en est à environ 650 élèves inscrits à travers les 17 wilayas que nous couvrons. On parle bien sûr ici de l'école publique. Alger et Oran enregistrent le plus d'élèves scolarisés avec, respectivement, 220 et 180 élèves pour la rentrée 2015-2016. Donc sur le plan des chiffres, on a évolué. Sur le nombre de classes, de sections ouvertes, on a évolué. Mais pour ce qui est de la qualité, moi je vous répondrais négativement parce qu'il y a un manque flagrant d'encadrement spécifique. Quand on parle d'accompagnement spécifique d'un enfant trisomique, il est établi que plus cet accompagnement est précoce, plus il garantit la réussite de l'enfant sur le plan de l'autonomie sociale. Et on n'est pas dans ce cas. Nous avons des recrues qui restent juste une année puis s'en vont sans même vous avertir. Parfois, au bout de deux semaines, un mois, l'éducatrice part. Entre temps, on fait du «gardiennage». La situation devient intenable. Les parents n'en peuvent plus. Ils ont eux-mêmes besoin d'assistance psychologique. Nous tirons la sonnette d'alarme. Il n'y a que les pouvoirs publics qui puissent assurer la pérennité d'un système. Un système avec des objectifs bien définis, avec un encadrement professionnel. On ne peut pas apprendre les mathématiques à un enfant trisomique comme à un enfant ordinaire. Il faut une pédagogie spécifique. Comment lui faire parvenir le message ? C'est là que se situe la lacune. C'est flagrant. On ne peut pas continuer comme ça ! Le personnel d'encadrement est-il entièrement à la charge de l'association ? Tout à fait. C'est l'ANIT qui assure les salaires de ces personnels. Il faut cependant souligner que la CNAS contribue à hauteur de 512 DA par jour de classe par élève. Cela nous permet de faire une petite balance pour payer tout l'encadrement qu'on recrute. Nous avons actuellement 140 salariés, nous sommes créateurs d'emplois . Toutefois, la contribution de la CNAS ne suffit pas à couvrir les salaires. Les cotisations des adhérents et les dons nous permettent de tenir. On est juste-juste ! Cela exige une gestion très minutieuse de la trésorerie. Nos enseignantes sont payées autour de 20 000 DA, l'éducatrice touche à peu près 18 000 DA. Si bien que les enseignants qu'on recrute, dès qu'ils ont le concours de l'éducation nationale, nous quittent sans réfléchir. C'est compréhensible. Leur salaire passe du simple au triple. On a beau être dévoué, à 18 000 DA, il est difficile de finir le mois. Et tout cela perturbe les enfants et influe négativement sur leur cursus pédagogique. Comment sont conçus les programmes pédagogiques de ces classes spéciales ? Au tout début, on a fait du bricolage. Après, on s'est dit on va se rabattre sur le programme de l'éducation nationale. Cela a commencé en 2008-2009. Vous allez me dire : si les enfants normaux peinent à s'en sortir, que dire des trisomiques ? A votre avis, quel est le niveau atteint aujourd'hui par les élèves trisomiques inscrits en 2002 ? La majorité d'entre eux ont à peine le niveau de troisième année primaire aménagé. Je suis peiné de le dire, mais c'est la réalité. D'ailleurs, ce ne sont plus des enfants. On est enfant, on passe à l'adolescence, à l'âge adulte. C'est la même chose pour les trisomiques. Vous trouverez des jeunes trisomiques âgés de 17 ans dans une école primaire. Là, ça cloche. Un trisomique de 17 ans, au regard de sa taille, de son âge, comment peut-il se retrouver avec des gosses de première année ou en préscolaire ? Les classes sont mélangées ? Oui, parce que, économiquement, on ne peut pas ouvrir trop de classes. Donc on essaie de s'aligner sur un niveau plus ou moins homogène du point de vue des acquisitions. Mais vous pouvez trouver un gamin de 7 ans à côté d'un jeune de 17 ans. Dix ans de différence, c'est beaucoup. Y a-t-il des statistiques concernant les personnes trisomiques ? Il n'y a pas de chiffre arrêté. Ce qui est certain, c'est qu'il y a en moyenne deux trisomiques qui naissent chaque jour en Algérie. La population trisomique est évaluée approximativement à 80 000 personnes atteintes de trisomie 21. Celles qui sont en âge de scolarisation sont estimées à 20 000. Elles rempliraient à peine le stade de Bologhine. C'est rien du tout. Faites une évaluation de ce qu'ils coûteraient à l'Etat, c'est rien, des miettes. Et pourtant… Vous avez interpellé la ministre de l'Education nationale sur l'ensemble de ces difficultés. Quelle a été sa réponse ? Elle a dit : «Nous pensons à ces enfants.» Mais elle ne parlait pas spécialement des enfants trisomiques. Elle parle d'enfants à besoins spécifiques. Mais l'enfant à besoins spécifiques, ça va du malentendant jusqu'à l'enfant atteint d'autisme sévère. Les handicapés moteurs, par exemple, n'ont pas de troubles cognitifs. Pourquoi à l'étranger, Madame la ministre, on peut voir un jeune trisomique assis dans le métro avec sa compagne, en train de lire son journal, avant de rentrer chez lui le plus normalement du monde, sans avoir à être constamment assisté ? Sont-ils des extrahumains ? Ils ont bien suivi une formation quelque part. C'est vrai que ça varie d'un cas à un autre. Mais faisons en sorte qu'on arrive au moins à avoir des jeunes trisomiques qui travaillent. Qui ont une autonomie sociale. D'ailleurs, il y a un autre point qui mérite d'être signalé à ce propos : sachez que le statut juridique de la personne trisomique n'existe pas en Algérie. Chez nous, «personne trisomique = malade mental à 100%». Pour se faire établir la carte bleue (carte de handicapé, ndlr), tu constitues tout un dossier assorti de l'avis d'un psychiatre. Et là, il te met «malade mental à 100%». C'est ce qui m'est arrivé personnellement. J'ai été consulter un psychiatre à Chéraga et, sans examiner ma fille, il m'a délivré un certificat avec la mention «malade mental». Donc, quand bien même il y a instruction du ministère de l'Education nationale pour la scolarisation des enfants à besoins spécifiques, cela recouvre un spectre très large. Quand tu te présentes avec un enfant trisomique, il y a de fortes chance qu'on te signifie : on ne prend pas en charge les malades mentaux. Tout cela parce qu'on ignore la définition exacte de la trisomie 21. Un enfant trisomique a un chromosome supplémentaire dans la 21e paire et présente une déficience intellectuelle. Mais à quel degré ? Le quotient intellectuel des enfants trisomiques varie de 60 à 85. Est-ce qu'ils sont scolarisables ou pas ? Donnez-nous une réponse. De plus en plus de parents d'enfants trisomiques ont recours aux établissements privés spécialisés. Quelle appréciation faites-vous de l'apport de ces établissements ? Il y a deux types de prise en charge scolaire dans le secteur privé. Il y a les établissements privés proprement dits. Ceux-ci prennent l'enfant trisomique dans des classes ordinaires, mais exigent la présence d'un AVS (un auxiliaire de vie scolaire) à la charge des parents. A l'évidence, il y a très peu de parents qui peuvent se le permettre. Qui plus est, beaucoup de parents d'élèves ordinaires refusent la présence de trisomiques dans la même classe que leurs enfants. Ils paient des millions pour la scolarité de leurs enfants et s'ils constatent qu'il y a un enfant trisomique dans la classe, ils sont susceptibles de retirer carrément leurs enfants. C'est pour vous dire qu'il y a encore du travail sur le plan des mentalités. D'autres parents d'enfants trisomiques vont vers des structures d'accueil privées, mais pas scolaires. Il s'agit principalement des crèches. Au final, ils cherchent juste quelqu'un qui puisse leur garder leur enfant. Vous pouvez trouver des enfants de 11, 12 ans qui fréquentent encore la crèche. Et puis, il y a des associations, comme l'ANIT, qui ont des conventions avec la CNAS, qui ouvrent des écoles et qui font le même travail que l'ANIT mais dans des écoles spécialisées où vous avez uniquement des trisomiques dans une classe. Je ne suis pas habilité à juger de la qualité de l'enseignement prodigué par ces établissements, mais si je dois m'en tenir à la qualité de la prise en charge de ma fille à l'école Tamani de Chéraga, le résultat est excellent. Votre fille Asma fait des progrès ? Oui, elle fait d'énormes progrès. Et même les jeunes de 16-17 ans, vous sentez qu'ils ont acquis un bagage important pendant leur cursus scolaire. On ne cherche pas à avoir le même programme scolaire que le ministère de l'Education. C'est un programme adapté à ces enfants, aménagé en temps et en volume, mais ça donne des résultats. Pourquoi ne pas calquer ces expériences ? Faisons un état des lieux, ce qu'a réalisé l'ANIT, où elle en est. Où en sont les autres associations ? Faisons des assises nationales sur le sujet, confrontons nos idées et voyons quel est le meilleur projet pour nos enfants. Quand vous avez deux trisomiques qui naissent chaque jour, ceux-là n'attendent pas. On est déjà en retard au moment où on parle. Pour cette rentrée, percevez-vous les prémisses d'un changement ou bien vous êtes pessimiste ? Pour la rentrée 2015-2016, il y a eu des promesses d'ouverture de classes au niveau des écoles publiques. Jusqu'à jeudi dernier (3 septembre, ndlr), on n'en a pas eu confirmation. Sur les 8 millions et quelques qui ont rejoint le banc de l'école ce dimanche, les uns habillés en tablier rose, les autres en tablier bleu, arborant de nouveaux cartables, il y a beaucoup d'enfants trisomiques qui sont restés chez eux. Je vous en parle et j'en ai la chair de poule. C'est un drame. Et ça se passe dans l'Algérie de 2015 ya âdjaba ! 20 000 enfants qui pleurent chez eux parce qu'ils comprennent… Quand ils voient leurs frères et sœurs s'habiller, se préparer pour aller à l'école, et qu'ils se retrouvent seuls à la maison, c'est un choc pour eux. C'est terrible ! A chaque rentrée scolaire, j'essaie de faire des interventions dans les médias pour attirer l'attention de nos responsables. Ils vous diront nous sommes disponibles, nous aidons les associations qui travaillent. Nous, est-ce qu'on ne travaille pas ? On travaille, c'est vrai, pour nos enfants. Ce sont eux qui nous donnent le carburant pour continuer à avancer. Mais jusqu'à quand ? Ennass âyate, les parents sont fatigués. Ce sont, certes, nos enfants, mais ça concerne tout le monde. Nous avons tous au moins un trisomique dans notre entourage familial. On vit avec eux, on rit avec eux, on pleure avec eux. Sincèrement, je suis sceptique. Je suis même très pessimiste par rapport aux promesses qui nous ont été faites. Je sais que Mme Benghebrit suit de près les activités de notre association. Je crois qu'on n'a plus rien à prouver. Si vraiment il y a des classes que vous avez ouvertes, que ce soit le ministère de l'Education ou de la Solidarité, dites-nous où sont-elles qu'on puisse y emmener nos enfants. Il faut agir vite ! Ces enfants sont en train de grandir. Et le meilleur cadeau qu'on puisse leur offrir, c'est l'apprentissage pour aller vers une certaine autonomie sociale.