Découvrez cette semaine Hizya, le dernier roman de Maïssa Bey (Barzakh/L'Aube), retenu pour la deuxième sélection du Prix Femina. Et les confidences de son auteure qui raconte comment est née cette nouvelle héroïne. - Quand on commence à lire Hizya, on se dit que c'est l'histoire d'une jeune fille. Quand on le termine, on se dit que c'est un roman sur le désir et/ou la liberté. Comment Hizya a-t-elle pris forme dans votre tête et comment l'avez-vous fait évoluer ? Est-ce que vous la connaissez ? Pour l'écriture de ce roman, tout est parti du poème Hizya, que je connais et apprécie depuis mon enfance, dans ses versions chantées, notamment par Ababsa et Kh'lifi Ahmed. Mais aussi, plus largement, de la lecture de poèmes en langue arabe dans lesquels la femme et l'amour sont magnifiés. Il m'a toujours semblé qu'il existait un hiatus entre ces descriptions élégiaques de la beauté de la femme, des sentiments très forts qu'elle peut susciter et ce qu'elle peut vivre aujourd'hui dans la réalité, dans le quotidien qui est le nôtre. C'est autour de ces constatations que s'est construit le roman. - Cette jeune fille, qui vit dans des conditions spartiates, la crainte de l'intrusion maternelle dans son intimité, de l'autorité paternelle, celle, aussi, d'aborder les questions d'amour et de sexualité avec les femmes de la famille, incarne-t-elle la jeune Algéroise de 2015, que l'on perçoit très consciente mais aussi un peu condamnée ? Hizya est née de mon imagination. Et je ne prétends pas qu'elle représente La Jeune Fille Algérienne d'aujourd'hui. Même si elle (mais aussi les autres personnages féminins du roman) emprunte des traits à bon nombre de jeunes filles que je connais et que j'ai eu l'occasion de côtoyer, en particulier dans l'exercice de mon métier de professeur dans un lycée puis à l'université. Elle en a les aspirations, les désirs et tente de se faire une place dans une société qui pratique de plus en plus l'exclusion et l'anathème. Je savais néanmoins qu'en imaginant le personnage de Hizya et son milieu familial, je prenais le risque d'en faire un personnage représentatif de toutes les Algériennes. Une généralisation abusive qui ne concerne souvent que les auteurs algériens. Par contre, je décris la société algérienne telle que je la vois, telle que je la vis, avec ses élans et ses contradictions, et surtout avec les abcès de fixation de cette société : le corps de la femme, la remise en cause de sa présence dans l'espace public. Hizya, personnage de roman, est conditionnée par son milieu, par l'époque, par une société qui tout en offrant des possibilités d'émancipation aux jeunes filles par les études et l'accession au travail salarié, restreint, sous couvert de retour aux traditions et de soumission à des préceptes religieux différemment interprétés, la marge de manœuvre des filles. C'est aussi pourquoi je souscris à vos propos. Hizya est bien un roman sur le désir et la liberté. - Si oui, je trouve pourtant qu'elle ne ressemble pas à cette autre Algéroise que je vois beaucoup autour de moi, en partie libérée de tabous de sa mère et des tantes, qui a compris qu'en étant dans la négociation (porter le voile, se plier aux traditions familiales, donner son salaire au foyer, etc.) elle pouvait échapper au carcan social pour étudier, sortir même le soir, fréquenter des garçons... Hizya ne ressemble pas non plus aux jeunes filles de mon entourage qui, elles, ont trouvé du travail après leurs études universitaires, conduisent leur voiture, sortent librement, même tard le soir, et présentent leurs «copains» à leurs parents sans négociations préalables, et sans que cela crée une révolution dans la famille. Je les évoque d'ailleurs dans un passage du roman, sans porter aucun jugement. Mais si vous alliez sur les forums où, sous protection d'un anonymat bienvenu, s'exprime un grand nombre de jeunes filles, vous ne pourriez que faire les mêmes constatations que moi : aucune n'a la même histoire. Certaines familles sont traditionnelles, conservatrices, religieuses et d'autres libérales, tolérantes, progressistes. C'est cette diversité qui caractérise notre société. J'ai fait un choix, celui d'écrire sur une famille qui n'est pas dans les extrêmes. De ne pas être dans la caricature en forçant les traits. Pourtant… Souvenez-vous de ce sondage récent dont les résultats nous ont profondément choquées. A la question «trouvez-vous normal qu'un homme puisse battre sa femme ?», 59% des femmes algériennes, âgées entre 15 et 49 ans, ont affirmé qu'un homme a «le droit de frapper ou de battre sa femme pour diverses causes» ! Nous sommes tout de même assez loin de ces extrémités. - Plus généralement, que nous dit Hizya de l'Algérie d'aujourd'hui sur le modèle de réussite sociale ? Encore une fois, je ne prétends pas dresser le portrait de l'Algérie d'aujourd'hui. J'ai vécu, tout le temps de l'écriture de ce roman, dans l'intimité d'une famille dont chaque membre a ses caractéristiques propres. Une famille ordinaire. Une famille soucieuse des apparences avant tout et pour qui la réussite sociale passe nécessairement par l'argent et la respectabilité. Une famille qui se heurte aux problèmes auxquels tous nous nous heurtons dans le quotidien, sans pour autant verser dans le misérabilisme ou le pathos. Des frères à la recherche d'emploi, un père réfugié dans le passé pour ne pas affronter son impuissance, une mère qui s'accroche désespérément aux traditions pour assurer la sécurité - ou ce qu'elle croit être la sécurité - de ses enfants et une jeune fille nourrie de fantasmes et qui voit peu à peu ses rêves se déliter et son espace se rétrécir, peut-être parce qu'elle ne sait pas et n'ose pas, contrairement à d'autres jeunes filles, se projeter dans la confrontation. Sa sœur Kahina sera peut-être celle qui fera sauter les verrous… - Techniquement, comment avoir choisi le rythme du récit / voix off intérieure ? Pour exprimer une dualité ? La voix intérieure est celle qui bruite en chacun de nous et qu'on n'écoute pas le plus souvent, qu'on ne veut pas écouter, parce qu'elle est dans la subversion, la crudité des mots, la révolte et qu'elle dérange parce qu'elle prône la mise en danger. Elle remet en cause le «raisonnable», les lâchetés, et les compromissions. Il m'a semblé nécessaire de la mettre en surimpression pour introduire un élément subversif et faire contrepoids aux nombreuses inhibitions de Hizya. - Vous venez d'être retenue pour la 2e sélection du prix Femina. Racontez-nous un peu comment vous vivez les coulisses des prix littéraires français... J'ai été la première surprise par cette nomination. Heureuse aussi - pourquoi le cacher ? - parce qu'elle représente une forme de reconnaissance. Le prix Femina est considéré comme l'un des plus grands prix de la rentrée littéraire française. Le jury est exclusivement féminin. Maintenant, pour ce qui est des coulisses des prix et de la cuisine interne, là où je vis, à Sidi Bel Abbès, j'en suis très éloignée… - Comment situez-vous Hizya dans l'ensemble de votre œuvre ? Il m'est difficile de répondre à cette question. Ce sont peut-être les lecteurs qui pourraient lui accorder une place particulière ou bien considérer que ce roman s'inscrit dans une progression, dans une tonalité peut-être plus intimiste que les romans précédents. Je peux simplement vous dire que l'écriture de ce texte a pris des détours auxquels je n'avais pas préalablement pensé. Au commencement, il y avait le poème, comme je vous le disais, et cette interrogation à propos de la place actuelle des «Hizya» et autres héroïnes que j'évoque dans le roman. Et puis l'immersion dans la vie quotidienne de cette famille m'a amenée à me poser d'autres questions. Peut-être plus politiques, au sens premier du terme. Celles qu'en tant que femmes nous nous posons sur notre place de citoyennes dans la cité, dans une société en voie de régression programmée, vécue avec de plus en plus d'inquiétude en raison des dérives et des multiples assignations auxquelles nous sommes confrontées. En cela, mon roman ne diffère pas de ceux qui l'ont précédé. Il fait écho aux préoccupations de chacun d'entre nous. Du moins de ceux qui refusent le silence et les compromissions d'un système qui étend ses tentacules et se nourrit du sentiment d'insécurité qu'il contribue très largement à susciter.