Des enfants, des jeunes, des demi-vieux et des vieux. Des hommes et des femmes. Des gens d'Alger et de tout le pays comme en attestent les plaques minéralogiques dans le parking. Des robes, des hidjabs, des jeans, des kamis, des costumes-cravates, des leggins, des kachabias, quelques rarissimes haïks, bref toute la panoplie vestimentaire de l'Algérie d'aujourd'hui. Toute sa diversité de tranches d'âge, d'origines et de catégories socioprofessionnelles. De quoi faire baver bien des ambitions électorales ou des projets de marketing. Si le Salon international du livre d'Alger peut se targuer d'une grande réussite, visible et indéniable, c'est bien de créer pendant dix jours ce formidable rassemblement populaire où la diversité de notre société s'épanouit dans la sérénité et même de nombreuses formes de joie. Cette image vaut son pesant d'or en venant prouver in vitro que les individualités et les différences peuvent se résoudre dans l'homogénéité et l'espérance. Passé cet éloge socioculturel, il reste à s'interroger sur le SILA, son positionnement national et international, et surtout, alors que s'achève aujourd'hui sa vingtième édition, d'envisager son avenir car, au-delà d'une dimension festive, à quoi peut servir un anniversaire sinon à regarder plus avant ? Il est établi que le SILA est le premier événement culturel périodique national de par sa fréquentation. Pour de nombreux observateurs, il est même le premier événement populaire tous secteurs confondus, y compris le football. Après tout, notre plus grand stade ne comporte que 80 000 places et les retransmissions télévisées ne comptent pas ici puisque nous parlons de présence vivante. Depuis quelques éditions, le SILA affiche des chiffres de fréquentation supérieurs à un million. Lors de la dernière, en 2014, ils se sont établis à 1,45 million de visiteurs. Ces chiffres sont parfois contestés en dépit des affirmations des organisateurs qui se basent depuis 2010 sur les compteurs des portiques électroniques de sécurité, ajoutant qu'ils retranchent environ 15 à 20% des résultats pour tenir compte des présences professionnelles (exposants, auteurs, personnels de service…) et des entrées multiples. L'observation empirique semble confirmer ces performances (embouteillages sur l'autoroute, parkings et rames de tramway bondés, occupation des espaces…). Une évaluation comparative internationale réalisée en 2011 à partir des sources déclarées l'année précédente par les Salons du livre avait permis d'avancer que le SILA se situait parmi les plus fréquentés au monde. Il apparaissait alors derrière le Salon de Calcutta (3 millions de visiteurs) et le Salon du Caire (2 millions) et devançait les Salons de New-Delhi (1 million), Hong Kong (950 000) et Francfort (300 000). Cette évaluation lui attribuait ainsi une troisième place mondiale et même, par la suite, deuxième puisque le Salon du Caire, perturbé par les événements en Egypte, aurait périclité durant la période suivante. Les informations que nous avons pu obtenir montrent que la hiérarchie des fréquentations des salons du livre n'a pas beaucoup changé. La Kolkota (Calcutta) Book Fair qui marquera en 2016 (27 janvier au 7 février) sa quarantième édition est créditée de «plus de 2,5 millions de visiteurs» et est considérée comme la rencontre livresque la plus populaire au monde. C'est d'ailleurs l'Inde qui présente le plus grand nombre de salons à forte popularité, avec notamment le Salon de New Delhi, crédité d'un million de visiteurs et la Chennai Book Fair (Madras) qui affichait déjà en 2013 près de 900 000 visiteurs. Des données en relation avec la démographie de ce sous-continent mais surtout avec la puissance éditoriale de ce pays et des fortes pratiques de lecture dans la société indienne. Il nous a été impossible de recueillir des données sourcées sur le dernier Salon du Caire, mais plusieurs professionnels ayant participé à ses dernières éditions ont relevé des signes de déclin dommageables pour une manifestation qui avait une grande aura culturelle dans le monde arabe et au-delà. Du côté de l'Amérique du Sud, la Feria del Libro international, Salon du livre de Buenos Aires, accueille 1,2 million de visiteurs, tandis que le Salon international de Guadalajara (Mexique) affichait l'an dernier 760 000 visiteurs. La Beijing (Pékin) international Book Fair qui a atteint, comme le SILA, sa 20e édition en août dernier, annonce pour sa part 200 000 visiteurs. En Europe, la Foire du livre de Francfort, la fameuse «Frankfurter Buchmesse», accueille 270 000 visiteurs et le Salon de Paris, pour sa dernière édition, la 35e, 135 000 visiteurs. On constate donc que ce sont les pays du Sud qui affichent les plus gros scores de fréquentation, mais l'incidence démographique, comme nous le verrons, n'en est pas la raison essentielle. Dans cet échantillon de salons du livre dans le monde, on peut affirmer que celui d'Alger tient une place honorable. Peu importe l'exactitude de son classement, d'autant que les chiffres avancés par plusieurs salons relèvent aussi d'une réclame de bonne guerre. Troisième, quatrième ou sixième, il n'existe pas d'organisme international indépendant en mesure de l'attester. Il est certain en tout cas qu'il s'agit d'un salon important dans l'agenda mondial de ce type de manifestations et il peut sans doute à raison s'affirmer comme le premier du monde arabe, du continent africain et du bassin méditerranéen. Si l'on introduit en outre un ratio démographique comparatif, son positionnement est valorisé. Ainsi, en créditant les trois salons indiens précités d'une fréquentation commune de 4,5 millions de visiteurs, ramenés à la population globale de l'Inde (1,2 milliard d'habitants en 2013), ce serait ainsi un Indien sur 266 qui auraient visité ces salons. Même calcul pour l'Argentine (41,4 millions d'habitants en 2013) : cela nous donne un Argentin sur un peu plus de 34 qui aurait visité la Feria del Libro de Buenos Aires. Et si l'on considère l'Egypte en retenant l'ancienne fréquentation de 3 millions de visiteurs, cela donnerait sur une population de près de 90 millions d'habitants en 2015 un visiteur du salon sur 30 Egyptiens. Ceci quand le SILA annonce un rapport d'un Algérien sur 27 qui l'aurait visité l'an dernier. Une performance sans doute remarquable si l'on veut bien tenir compte du fait qu'il s'agit d'une moyenne théorique et que la fréquentation populaire d'un salon du livre est loin de constituer le seul critère d'appréciation de sa qualité. Dans le précédent tour d'horizon des salons, nous relevions la «pauvreté» des fréquentations de ceux de Francfort et de Paris. Se borner à cet indicateur brut serait ignorer que la Foire de Francfort est la plaque tournante de l'édition mondiale et, si elle n'accueille que 270 000 visiteurs, elle affiche autour de 7000 exposants issus de 100 pays, un millier d'auteurs, 960 agents littéraires du monde et qu'elle accrédite enfin environ 9000 journalistes ! C'est le rendez-vous mondial des professionnels pour les acquisitions et cessions de droits d'édition, un marché colossal où se brassent des sommes astronomiques. Sur les cinq jours que dure la manifestation, les trois premiers sont d'ailleurs réservés aux professionnels. Le prix d'entrée pour eux est de 52 euros et de 18 pour le public durant les deux jours qui lui sont ouverts. Pour sa part, le Salon de Paris accueille environ 1200 exposants et 30 000 professionnels et son entrée est fixée à 12 euros (gratuité pour les jeunes et réductions pour certaines catégories). Et il faut noter aussi que la France compte plus de 300 salons ou manifestations consacrés au livre. Notons que les salons européens orientés vers les professionnels sont tous payants, tandis que cette pratique est plus rare dans les pays du Sud. Mais poursuivons notre comparaison panoramique en introduisant des données relatives à l'environnement des salons du livre. Celui de Buenos Aires où l'entrée est payante (35 à 50 euros et des gratuités et réductions d'âge ou sociales), avec presque autant de visiteurs que celui du SILA, accueille 1500 exposants (910 à Alger cette année) et il évolue dans un contexte sectoriel bien plus avancé. Ainsi, l'édition argentine, qui s'est bien relevée de la crise économique de 2002, enregistrait en 2007 un chiffre d'affaires d'environ 230 millions d'euros avec une augmentation constante de la production (90 millions d'exemplaires pour la même année). Le pays compte 5 chaînes de librairies et près d'un millier de librairies indépendantes. Le marché est si important que la vingtaine de maisons d'édition qui concentrent 75% du marché ont attiré des investissements étrangers. Le Salon de Pékin, orienté professionnel, avec «seulement» 200 000 visiteurs, attire pour sa part plus de 2200 exposants du monde entier et s'impose de plus en plus comme une plateforme mondiale. Il s'appuie sur un marché intérieur gigantesque qui comprenait déjà, en 2007, près de 600 maisons d'édition publiques et 230 000 titres publiés avec un chiffre d'affaires sectoriel de près de 5 milliards d'euros ! On le voit bien, l'indice de fréquentation d'un salon du livre est un facteur certes positif et encourageant, mais bien insuffisant pour apprécier une manifestation de ce type. Face aux deux modèles qui se distinguent dans le monde – salon professionnel et salon populaire – nous ne pouvons plus faire l'économie d'une réflexion sur le SILA, après un parcours bidécennal sans doute honorable. Indiscutablement populaire, cette manifestation mérite d'être envisagée désormais en termes d'évolution à moyen et long termes. On ne peut ignorer que son succès populaire est pour beaucoup lié à la faible disponibilité du livre de manière parfois dramatique à l'intérieur du pays.
Est-il possible de conserver au salon sa dimension populaire en le rendant plus professionnel ? Comment adapter la manifestation à l'évolution attendue du marché du livre après l'adoption de la loi sur le livre ? Ainsi qu'aux enjeux émergents de l'édition numérique qui a fait l'objet pour la première fois d'une journée dans le programme d'animation du SILA ? C'est ce que nous avons demandé à plusieurs professionnels présents à cette 20e édition (voir encadrés). Il y a un débat important à engager dans ce sens en n'oubliant pas de considérer le SILA pour ce qu'il est, soit un salon du livre et non le secteur du livre en entier. Comme l'affirmait Azzedine Mihoubi, ministre de la Culture, dans l'éditorial du catalogue du SILA, «il ne faut pas perdre de vue que le SILA constitue essentiellement une vitrine et que la qualité et l'attractivité de cette dernière dépendent en quelque sorte de ce dont nous disposons dans ''l'arrière-boutique''». Il faisait bien sûr référence à la situation du secteur de l'édition et de la distribution du livre dans notre pays. Des efforts notables d'organisation ont été fournis dans l'organisation du SILA, son programme d'animation culturelle s'est avéré copieux cette année, mais la manifestation n'a pu aller à contre-courant du poids d'un secteur qui a considérablement avancé mais demeure entravé par de nombreuses contraintes ou contradictions. Lors de la journée professionnelle algéro-française des éditeurs en ouverture du SILA (29 octobre), à la faveur du statut d'invité d'honneur de la France cette année, le directeur du CNL (Centre national du livre), Hassen Bendif, a donné quelques chiffres généraux mais déjà parlants,en attendant une véritable étude sur le marché du livre et les pratiques et besoins de lecture des Algériens. Ainsi, l'Etat aurait subventionné l'édition à hauteur de 100 millions de dollars, notamment durant les grandes manifestations culturelles organisées depuis 2003. Un effort public méritoire qui a permis de booster l'édition et demeure indispensable mais, comme le souhaitent les professionnels, avec une révision complète et une transparence des critères de soutien : nombre d'années d'exercice, importance et qualité du catalogue, teneur du projet présenté, contrôle a posteriori des ouvrages soutenus, en termes de qualité toujours… Il y a matière à faire de ce soutien un meilleur levier d'encouragement de l'édition en écartant les opportunismes et la médiocrité, bien que nous ne puissions généraliser et que des ouvrages soignés dans le contenu comme la forme ont bénéficié du système mis en place. Comment expliquer d'ailleurs ce chiffre fourni par la même source, de 1100 éditeurs inscrits au registre national du commerce, quand seulement 290 étaient présents au SILA (en augmentation, cela dit, par rapport à l'an dernier) ? Les autres chiffres présentés en cette occasion ont permis d'apprendre que l'importation du livre a atteint en 2012 un montant de 83 millions d'euros et de 65 millions d'euros en 2013, dont 36 millions pour le livre universitaire. Des montants qui dessinent bien le potentiel du marché du livre dans notre pays et expliquent l'intérêt des exposants à participer au SILA. Mais avec des questions sur la nature de ces importations (par genres, domaines, etc.) et la perspective attendue de développer l'édition nationale par une politique de formation et des mesures d'encouragement ciblées pour qu'elle se substitue aux importations, sans couper pour autant l'indispensable ouverture sur les savoirs et les littératures du monde auxquels les lecteurs algériens sont attachés et qui sont vitales pour le développement du pays. Idem pour les librairies, dont 400 seraient enregistrées quand seulement «une soixantaine active dans les règles de l'art», toujours selon le CNL. Et puis cette autre question : jusqu'à quand l'achat de livres devrait rester le mode dominant d'acquisition quand, dans le monde entier, la lecture publique demeure un support essentiel ? Des centaines de bibliothèques ont été construites, mais quel est leur bilan d'activité, leur contribution à la diffusion des contenus, leur rendement culturel ? Comment aussi s'assurer que les professionnels du livre participent au renouveau du secteur ? Les éditeurs sont organisés en deux entités, le SNEL (Syndicat national des éditeurs de livres) et la nouvelle ONEL (Organisation nationale des éditeurs de livres) qui a reçu son agrément mais ne pourra activer que dans un mois environ. L'ASILA (Association des libraires algériens), après un beau départ, est gelée depuis quelques années déjà. Les autres segments professionnels du secteur ne sont pas structurés (bibliothécaires, distributeurs…). Comme dans d'autres pans de la production culturelle et artistique, l'individualisme ou les rivalités l'ont emporté sur la conscience des intérêts communs, ce qui, souvent, laisse le ministère de la Culture sans interlocuteurs reconnus. Dans tout cela, il est établi que l'avenir du SILA dépendra fortement de l'évolution du secteur qu'il ne fait que «représenter» une fois l'an. L'application de la loi sur le livre devra modifier le paysage du secteur. Mais cela n'empêche pas de commencer à réfléchir à l'évolution de la plus grande manifestation culturelle du pays et de porter son bel effort vers de plus grandes ambitions. Le SILA ne peut certes pas prétendre à devenir un nouveau Francfort. Mais le modèle Calcutta serait-il son seul horizon ? Il y assez de matière grise algérienne pour dessiner des lignes nouvelles et adaptées à notre pays et notre société. Il faut l'inviter à proposer des idées en profitant de l'expérience des organisateurs du SILA qui ont fait preuve d'une belle volonté et réalisé des progrès palpables. Donc, ni Calcutta ni Francfort. Alger simplement. Ameziane Ferhani Entretiens par Walid Bouchakour