Les débats d'El Watan du jeudi 21 septembre ont porté cette fois sur une question cruciale : que faire de l'argent du pétrole ? Les trois éminentes personnalités chargées d'introduire le sujet (et qui l'ont fait avec brio) ont cherché, chacun sous un angle différent, à le replacer dans le contexte de l'Algérie de 2006, un contexte socioéconomique et politique pourtant difficilement lisible. Intervenant en premier, M. A. Benbitour a donné un sombre tableau de la réalité du pays. Il a relevé quantité de paradoxes qui frappent de nullité pratiquement toute velléité de redressement de la situation – et qui d'ailleurs empêche même l'expression de toute velléité. Un de ces paradoxes est justement l'existence de ressources financières excédentaires, c'est-à-dire d'une dichotomie entre la sphère financière et la sphère réelle de l'économie. De tels excédents entretiennent et renforcent l'autonomie de l'Etat par rapport à la société et en retour développent une forme de déresponsabilisation du citoyen dans la gestion des affaires de la cité. L'impôt, qui est l'expression même du lien Etat-citoyen, est dépouillé de sa fonction primordiale (qui est d'assurer le financement des dépenses publiques par les recettes fiscales) ainsi que de la charge symbolique attachée à cette fonction : le fait de se sentir citoyen en payant ses impôts. M. Benbitour rappelle que les dépenses ordinaires de l'Etat ne sont couvertes que partiellement par les recettes ordinaires – le reste étant assuré évidemment par la fiscalité pétrolière. L'autonomie de l'Etat par rapport à la société est cause du maintien d'un régime autoritaire qui utilise la rente avec largesse pour acheter (ou combattre) des groupes sociaux et prévenir ainsi toute contestation de sa légitimité. M. Benbitour indique que « les Etats pétroliers ont tendance à être plus autoritaires que les autres ». Dans un tel contexte, les défis à relever sont nombreux pour que se produise un changement salutaire dans la façon d'utiliser l'argent du pétrole et dans la façon de gérer les affaires publiques au mieux des intérêts de la société. Il existe des « urgences sociales » que les Pouvoirs publics doivent prendrent en charge rapidement. Mais il faut aussi assurer par des interventions de plus longue durée, la viabilité de la société, ce que seules des institutions pérennes peuvent permettre. Il faut rompre avec la dichotomie existant entre la société et l'économie. Il faut offrir une perspective aux gens – une perspective de formation, d'emploi, de logement — pour leur permettre de se retrouver dans le monde de l'économie ; d'assurer par eux-mêmes la reproduction matérielle de la société et leur propre reproduction dans la dignité. Le Pr. Benissaâd aborde le problème des excédents pétroliers sous un angle plus « technique » pour aboutir pourtant à des conclusions où le politique le dispute à l'économique dans la recherche des solutions aux problèmes posés. Première solution possible aux problèmes des excédents pétroliers aussi vite énoncée que rejetée par l'orateur : proclamer la libre convertibilité du dinar. Elle n'aboutirait en effet qu'à vider le pays de ses réserves de changes au profit de l'étranger. Autre solution sur laquelle le Pr. Benissaâd s'est apesantie parce qu'elle représente à ses yeux la seule option viable pour le pays : faire bénéficier la population des excédents pétroliers en organisant le développement économique et social. L'argumentaire est tout aussi technique (c'est-à-dire dans la bouche de l'orateur économique) que politique : si on persiste dans la voie actuelle de désindustrialisation alors qu'existent des ressources financières pour relancer l'investissement productif, on aboutira fatalement à la stimulation de la consommation de produits importés au moyen tant de la dépense publique que de la dépense privée. La relance de l'investissement productif, c'est-à-dire la (ré)industrialisation du pays, ne doit pas être bridée par l'idéologie du tout marché que les pays occidentaux ont imposée par le biais de la Banque mondiale et du FMI. Ces pays n'ont-ils pas eu recours au protectionnisme tant que leur industrie n'était pas arrivée à maturité ? Et ne pratiquent-ils pas aujourd'hui encore une forme de protectionnisme en élevant des barrières non tarifaires à l'entrée des produits étrangers ? De même, ne dérogent-ils pas aux lois du marché en subventionnant produits agricoles et industriels pour garder leurs parts de marché dans le commerce mondial ? Ils n'ont donc pas de leçons à donner, si ce n'est la leçon du pragmatisme dont ils savent si bien tirer profit. Bien entendu, la relance de l'investissement productif passe par la nécessité de repenser de fond en comble la politique de la formation des hommes et la politique de la gestion des biens. L'investissement productif, c'est aussi l'investissement dans le capital humain, ainsi que l'a exprimé un intervenant dans le débat. Par maints passages de son exposé, le Pr. Benissaâd a rejoint les points de vue exprimés par A. Benbitour auxquels il a d'ailleurs rendu plusieurs fois la paternité de certaines formulations expressives. Ces formulations avaient trait aux conditions de succès d'une stratégie de remise en état de fonctionnement de l'économie, évoquées par le premier orateur. Pour un Etat fort M. Hadj Nasser, qui a été gouverneur de la Banque d'Algérie pendant un certain temps, a ensuite fait état de ses réflexions sur le sujet des excédents pétroliers. Après avoir rappelé la volatilité de ces ressources, ce dont l'Algérie des années 1980 et 1990 avait fait l'amère expérience, il a abordé sans détour la question de savoir que faire de l'argent du pétrole. En banquier qu'il a été et en expert financier qu'il est, il a apporté une réponse pour le moins inattendue à cette question : d'après lui, il faut « faire des courses ». Cette formule ne doit pas être entendue au premier degré, à savoir dépenser l'argent du pétrole en achat de biens de consommation. C'est de l'achat d'entreprises qu'il veut parler, de la prise de participations dans des multinationales qui ont développé des technologies avancées, donc de l'accès de l'Algérie à ces technologies et à la formation des hommes qu'il permet. L'orateur dira pour frapper les esprits : prendre des parts de capital dans EADS ainsi que les Russes l'ont fait. Bien sûr, le conférencier n'ignore pas les difficultés de l'entreprise mais, dit-il, « on ne soupçonne pas le nombre d'opportunités qui s'offrent aux investisseurs (entendez aux détenteurs de capitaux) sur le marché mondial ». Mais des obstacles internes existent devant cette option, des obstacles d'ordre systémique qui dépassent la volonté des responsables gouvernementaux, fussent-ils aux plus hauts postes de commande. Le caractère systémique de ces obstacles tient au fait que le système est configuré pour fonctionner à la rente. Aucune institution n'échappe à la rationalité du système, les banques moins encore que les autres. Explication : les banques sont le meilleur indicateur de la nature du système politique. Et l'orateur de prendre pour exemple le Maroc où les banques, tout en étant au top de la technologie bancaire, sont pourtant entièrement inféodées au Makhzen, cette institution royale chargée d'alimenter les caisses du Royaume desquelles puisent toutes les notabilités du régime. En Tunisie, le système bancaire, tout aussi performant que celui du Maroc, sert surtout à financer la petite et moyenne industries, base économique et sociale du régime. D'où il résulte que les difficultés des entreprises se répercutent presque sans transition sur les banques (surtout depuis que le tissu industriel tunisien a été laminé par la libéralisation). Tout au contraire de ces pays, l'Algérie financière vit des difficultés de l'entreprise et la banque ne sert nullement à lever ces difficultés puisque l'argent ne lui vient pas de ces entreprises. Plus problématique serait pour elle (et pour le régime) la chute des revenus pétroliers qui, pour l'heure, sont excédentaires. Nous voilà donc fixés : il ne suffit pas d'émettre l'idée d'investir dans EADS pour que cette idée se transforme en réalité. A sa manière, le régime veille au grain. La tonalité générale des trois communications était au pessimisme : les conditions politiques ne sont pas réunies pour une sortie de la crise de... prospérité. La perspective est encore sombre. L'auditeur qui a suivi de bout en bout cette journée d'étude en ressort groggy. Nos meilleurs spécialistes de l'économie ne l'auront pas rassuré, bien au contraire. Et les intervenants dans les débats ont abondé dans le sens des conférenciers. Quand l'un s'évertue à positiver, un autre le rappelle à la dure réalité. La question de la formation des hommes a, plus que toute autre, retenu l'attention générale. Les uns pour rappeler que dans tel pays développé, 40% des jeunes en formation suivent des études techniques pour répondre aux besoins de l'industrie, les autres pour signaler que, en Algérie, le système de formation confine à un système de gardiennage tandis que les individualités qui en émergent malgré tout sont vite récupérées par les pays étrangers. Du positif, il y en a eu pourtant sur un autre plan : le discours ultralibéral du tout marché (que certains anciens et nouveaux gouverneurs ont relayé) a été battu en brèche par les intervenants (orateurs et auditeurs confondus). Tous ont fait un plaidoyer pour un Etat fort, un Etat interventionniste, un Etat social. Le Pr. Benissaâd a même été jusqu'à préconiser un soutien franc aux secteurs de l'économie qui souffrent d'un déficit de compétitivité si leur activité s'avérait vitale pour le pays. Faut-il, par exemple, s'est-il interrogé, livrer l'eau et l'électricité aux lois du marché, ou leur appliquer une politique tarifaire adaptée aux capacités financières des franges démunies de la population ? Sa position a semblé aller plutôt vers cette deuxième option. M. Benbitour a été plus explicite en inscrivant, comme une urgence, la nécessité de mettre fin à la dichotomie entre l'économie et la société. En fin de compte, les débats d'El Watan sur la question : que faire de l'argent du pétrole ? ont ouvert une perspective politique, plus qu'ils n'ont apporté de réponse technique à la question. Car le problème est avant tout politique. Cette perspective, c'est l'affirmation envers et contre la mondialisation de l'Algérie comme Etat, comme nation et comme société. La relance de l'investissement productif en est l'instrument privilégié. Il permet sinon de rompre avec le système d'économie en vigueur fondé sur la rente, du moins de soustraire à son emprise des pans entiers de la société. Mais c'est au niveau politique que résident à la fois l'obstacle et la possibilité de son contournement. L'auteur est Universitaire