Votre dernier album El Moutakalimoune (Les orateurs) est une évocation, une remise au goût du jour des poètes anciens ; pourquoi cette plongée dans un passé lointain ? Je fais partie d'une troupe qui s'appelle les Chœurs de Cordoue, où je travaille avec des Gitans, des Espagnols et des Français. dans les textes, on rend hommage et surtout on célèbre la culture hispanique, l'Andalousie et tout particulièrement Cordoue. Durant le spectacle, je déclame des poèmes d'Andalousie d'Ibn Zaïdoun, Lissane Eddine El Khatib, et bien d'autres poètes. Des textes d'une grande beauté, et j'ai trouvé qu'accompagner ces textes avec de la musique serait encore plus beau. Et là, je me suis dit pourquoi ne pas chanter des poèmes arabes et j'ai commencé par les grands classiques : El Moutanabbi, Zoheir Ibn Abi Salma, Ahmed Matar, Abou El Kassem Echabbi. La coïncidence avec les printemps arabes et l'aspiration à la liberté donnaient à ces textes une seconde vie. Pour moi, c'est une manière aussi de rendre hommage à ces écrivains, poètes et journalistes qui ont mis leur vie en danger au service des autres ; c'est un vrai don de soi extraordinaire. J'ai été subjuguée de redécouvrir les textes d'Ahmed Matar qui, malheureusement, est moins connu par le grand public. Echabbi est un vrai symbole du poète de la révolution. Le choix des textes et des poètes porte surtout sur la liberté, la résistance et l'engagement ; ce n'est pas fortuit... C'est vrai. La plupart des textes classiques chantés portent essentiellement sur l'amour ; je ne suis pas contre ; c'est important et nécessaire, mais je voulais aussi montrer autre chose. Zoheir Ibn Abi Salma est un grand philosophe, j'ai voulu partager cela avec un large public. Il ne s'agit pas de dépoussiérer, je n'en ai pas la prétention. A la sortie de l'album, les Orientaux étaient surpris de voir une maghrébine, une algérienne aller sur ce terrain. N'est-ce pas là une manière d'affirmer aussi votre propre engagement ? Sans doute. J'ai choisi des textes qui me ressemblaient et en lesquels je crois. Je voulais rendre hommage aux textes et au verbe. Ahmed Matar a passé la moitié de sa vie en prison pour ses convictions. De notre temps c'est rare, il y en a quelques-uns seulement. J'ai un énorme respect pour les hommes et les femmes qui prennent ces risques. N'est-ce pas un risque que de chanter ces textes dans un arabe classique assez soutenu ? Le risque n'était pas là ; si je pouvais chanter en espagnol ou en français, je pouvais bien le faire en arabe classique. Mais, j'ai eu des remarques de mon public. Les Algériens me disaient : «Tu es notre artiste préférée, mais tu es partie sur un autre registre, on ne t'aime plus» ; les Kabyles me disaient : «Tu renie tes origines». Même ma maman me l'a reproché en me disant : «J'ai la nostalgie de tes anciens albums». Il n'y a que les Européens qui ont adoré. Il est vrai qu'au début l'album passait difficilement auprès de mon public, mais petit à petit il a été accepté et a fini par être bien reçu. Aujourd'hui, vous êtes saluée par la critique et devenue une icône. L'exil vous a-t-il transformée ? J'ai été exilée d'abord en Algérie comme la plupart des jeunes de mon pays. Nous avions des rêves ; j'ai été étudiante, je faisais de la musique et subitement on a basculé dans quelque chose d'horrible. C'était encore pire pour les femmes au point où je disais à ma maman : «Pourquoi tu m'as faite femme ?» C'est terrible d'en arriver là. Nous sommes dans une société qui déteste les femmes. Je faisais partie de cette génération qui avait beaucoup de rêves, mais surtout beaucoup de désespoirs. Le fait de s'exiler, de voyager, de vivre des situations dures, cela forge le caractère. Mais, paradoxalement, c'est que quand on est loin que l'on se rend compte de beaucoup de choses. Je me suis rendu compte que j'étais une Africaine et une maghrébine une fois que j'étais sortie de l'Algérie. Ce n'est pas normal. On devrait sérieusement revoir beaucoup de choses, notre façon d'appréhender le monde, à commencer par notre système éducatif. Nous avons subi des tensions, connu des moments très durs et qu'il faut se faire soigner. Je constate que l'Algérie est encore en état de choc. Elle évolue et recule en même temps, c'est très spécial. Cela me dérange, je n'arrive pas à cerner ce qui se joue, je ne reconnais plus les codes d'avant. Je me sens un peu perdue dans mon propre pays, c'est triste à dire. Des rêves brisés par qui et par quoi ? D'abord par l'intégrisme, l'intolérance de la société dans laquelle je vivais et qui maltraitait la femme. Je ne comprenais pas toute cette haine envers la femme, alors que je suis issue d'une famille qui m'encourageait à étudier, faire du sport, de la musique... Tout cela doit changer si l'on veut réellement aller de l'avant. La femme est au cœur du changement. C'est pour cela que la femme occupe justement une place centrale dans vos chansons ? Parce que d'abord je suis une femme. Vous savez, j'ai toujours été entourée de femmes courageuses, je pense essentiellement à mes grands- mères ici à Alger ou en Kabylie. Elles étaient des battantes, avec une joie de vivre immense. Elles m'ont toujours encouragée en me disant qu'il fallait que je fasse des études pour exister. Ma grand-mère maternelle me parlait de poésie, ce qui m'avait nourrie. Je ne comprends pas pourquoi on n'aime pas les femmes, pourtant Dieu est beauté et aime la beauté. C'est ça mon islam à moi, l'amour et la beauté, je ne veux pas que quelqu'un me dicte sa vision des choses. Nous ne pouvons rester mineures à vie. Nous sommes des êtres à part entière avec un cerveau et de l'intelligence. La musique, la chanson peuvent-elles être une belle thérapie pour une société comme la nôtre ? Ça l'est déjà pour moi-même. J'ai été une personne introvertie, je ne m'exprimais pas, j'étais mal dans ma peau, j'étais un «garçon manqué» et je rejetais tout : ma culture, ma langue, ma musique. J'ai été une rebelle à ma façon. Mais quand j'ai rencontré la scène, ça a été une thérapie. Mais la chanson seule ne suffit pas dans une société. Pour détruire une société, vous n'avez pas besoin de chars, de bombes, il suffit juste d'abaisser le niveau du système éducatif. Il faut relever le niveau de l'école, laisser les gens se cultiver, construire de vrais théâtres, de salles de cinéma, donner de l'importance à l'art. Dans chaque quartier en Algérie il doit y avoir un conservatoire, des bibliothèques accessibles et gratuites. Il faut libérer la pensée. Nous sommes très en retard par rapport aux pays voisins. Je suis jalouse de voir que d'autres pays évoluent alors que nous nous reculons, que nous disposons d'énormes potentialités. Il nous manque quoi ? On en a marre des gens qui parlent pour ne rien dire. Nous voulons des faits, que ce peuple mérite de vivre mieux dans la dignité. Il y a plusieurs formes de tyrans. Il faut arrêter de dire que c'est la faute aux autres. Le terrorisme est passé par là... Malheureusement, cette terrible période a créé un vide sidéral rempli par la médiocrité et je veux parler ici notamment du milieu artistique, mais cela est valable dans tous les domaines. Dans la santé, je vois la souffrance des gens. Nous sommes un peuple guerrier avec une histoire, nous méritons autre chose que ce que nous vivons aujourd'hui. Nous avons tout pour réussir, des richesses, des compétences, nous pouvons devenir le meilleur pays en Afrique. Il nous manque une bonne gouvernance. Qu'est-ce qui vous chagrine le plus ? On nous a volé nous plus belles années. Le terrorisme nous a brimés. Ma génération n'a pas vécu sa jeunesse. Je ne me suis pas rendu compte comme je suis passée de mon enfance à la femme que je suis aujourd'hui sans vivre l'insouciance de la jeunesse. J'ai eu des années de peur, d'angoisse, où je n'avais pas le droit à des vacances. J'avais des petits rêves interdits. Le simple fait de me promener en bord de mer m'était interdit, je devais être accompagnée par mon frère. On a beaucoup plus parlé de vous quand vous avez refusé de chanter en Israël qu'à l'occasion de la sortie de vos albums... J'ai toujours soutenu le peuple palestinien et tous les peuples opprimés. Ça me révolte. Chaque année, je reçois une invitation de l'opéra d'Israël où je compte des milliers da fans là-bas, et je dois dire que je n'ai jamais confondu entre peuple et gouvernement ou Etat et sa politique, mais là je dois avouer que c'est délicat. Je ne peux pas chanter en Israël alors qu'un peuple se fait massacrer, souffre et est privé de ses droits les plus fondamentaux. Vous devriez savoir que dans plusieurs villes de France je suis censurée à cause de ma position, de mon refus de chanter en Israël et que je suis pro-palestinienne. Ma liberté, je ne la marchande jamais. Cordoue évoque dans l'imaginaire musulman une époque de tolérance, d'ouverture et de cœxistence ; ce n'est plus le cas ? J'ai été à la recherche d'un rêve qui avait existé au XIe siècle, où les hommes et les femmes travaillaient main dans la main : musulmans, chrétiens, juifs et athées et arrivaient à vivre et à travailler ensemble, à partager leurs connaissances. Il y avait un Parlement qui s'appelait El Moutakalimoun (Les Orateurs), ou ceux qui maîtrisent l'art de la parole, des poètes, des artistes, des intellectuels, des politiques, qui se rencontraient et je me suis dit : je vais leur emprunter ce «mot», ce rêve et je vais leur jeter dans la nature en me disant que peut-être que cela va déclencher quelque chose. Alger vous dit quoi ? D'abord, l'Algérie c'est ma maman. Je la critique, mais je n'aime pas qu'on lui fasse du mal. J'aime mon pays. Alger, c'est mon enfance volée, mes rêves d'adolescente brimée, mes espoirs de jeune fille que je n'ai pas pu vivre, mais aussi un amour que je vis comme une blessure qui voyage avec moi partout. Je suis une fille de Zghara (Bologhine), j'ai grandi avec les anciens Algérois, des gens tolérants, qui m'on ouvert l'esprit et qui m'incitaient au savoir. Et la Kabylie ? C'était déjà pour moi une découverte ; je suis Kabyle alors que je ne connaissais rien de cette culture et de cette langue, de son histoire. Comme si cette histoire n'a existé qu'à partir de 1962. La Kabylie, c'était pour moi la joie de vivre, le rire des femmes, la beauté de la nature au pied du Djurdjura. J'ai vécu dans le village de Mechtrass (Ouadhias) avec sa célèbre fontaine. Et j'adorais cette force des femmes. Pour moi, c'était une révolution. C'était aussi l'union et la solidarité, la sécurité plus qu'à Alger. J'aimais l'ouverture d'esprit des gens, j'y ai rencontré beaucoup de professeurs, mais surtout la possibilité de penser différemment. C'était une belle période.