Quelle est votre histoire avec la photo ? Au cours de ma formation en architecture, j'avais déjà été amené à prendre des photos lors des sorties sur terrain. J'avais travaillé par exemple sur Diar El Mahçoul de Pouillon et j'étais fasciné par les lieux. J'ai participé à une première expo à l'intérieur de la fac de Blida. C'était un événement, en 2013, avec des artistes, tels que Mustapha Sellali qui m'a d'ailleurs beaucoup encouragé. J'ai eu des réactions positives et ça m'a poussé à aller plus loin. J'ai approfondi mes connaissances de la photo en autodidacte à travers les livres et internet. Actuellement, je donne des cours de photographie et je dis toujours à mes élèves : si vous aimez vraiment la photographie, vous n'avez pas besoin d'enseignant. J'en apprends moi-même tous les jours et il me reste beaucoup à apprendre. Malgré une formation d'architecte, votre intérêt de photographe semble plutôt se porter sur les visages, les personnages… Quand on regarde bien, on a certes des personnes au premier plan, mais au deuxième, c'est l'architecture. C'est un point de vue différent sur l'architecture. Mais ce qui m'intéresse surtout, ce sont les gens. Pour paraphraser Issiakhem, l'artiste qui ne parle pas de sa société n'est pas un artiste. Et dans cette société, on doit aussi attirer le regard vers les choses dont on ne parle pas et qu'on ignore. Les belles bâtisses, les monuments, tout le monde les voit et tout le monde sait que c'est beau. Mais qu'en est-il de ce que cache la ville, comme les SDF. On peut avoir un sans-abri en bas de son immeuble, le croiser tous les jours et ne pas le remarquer. Quand je le prends en photo et que je poste le résultat sur internet, les gens reconnaissent leur quartier et s'intéressent tout à coup à cette personne. Comment a débuté cette série de portraits de SDF ? Ce n'était pas programmé à l'avance. Un jour que je travaillais à Alger, c'était le vendredi ou un jour férié, tous les commerces étaient fermés. J'ai beaucoup cherché pour trouver une pizzeria ouverte. Et quand j'en ai trouvé une, la pizza n'était pas bonne. Alors je suis retourné au bureau, ma boîte à pizza en main, cherchant à qui la donner. Arrivé au niveau de la rue Khelifa Boukhalfa, je remarque toute une famille (un couple et deux enfants) installée sur le trottoir en face de la mosquée El Rahma. Je leur ai donc offert la pizza et on a discuté avec le père de famille. Il m'a raconté son histoire et j'ai eu l'idée de le prendre en photo. Au départ, il était réticent alors je me suis arrangé pour ne pas montrer les visages. Mon entourage m'a encouragé à poursuivre cette démarche. Je sortais chaque week-end dans les rues d'Alger pour aller à la rencontre des sans-abri. Ce n'est pas toujours facile de les aborder. Ils ne parlent pas facilement de leur vie et cela se comprend. Mais l'idée est de discuter avec eux, de raconter leur histoire avant de les prendre en photos. Ces photographies de la misère sont visuellement belles. Comment concilier l'engagement social et esthétique ? Il y a certes un travail sur le point de vue et tout le côté technique mais quand le spectateur regarde la photo, à première vue, il voit la misère de ces personnes. Oui, il y a une visée esthétique et artistique dans mon travail qui ne fait que conforter la volonté de sensibiliser. Si on photographie un SDF avec un portable en passant, elle n'aura pas beaucoup d'impact. Mais si on fait une photo artistique, le spectateur sera attiré et on aura beaucoup plus de gens qui verront cette image. Je veux amener les gens à réfléchir sur toutes ces vies que nous croisons sans voir. Je prends le temps de discuter avec les gens avant de sortir l'appareil. Au-delà des «clichés» j'essaie de montrer les singularités de chacun. Par exemple, j'ai rencontré des écrivains ou des artistes plasticiens qui se sont retrouvés à la rue. Ce ne sont ni des voyous ni des débauchés, mais des gens comme vous et moi. Je souhaite continuer ce travail dans plusieurs villes. Par la suite, cela sortira sous forme d'expo ou de livre. Que répondez-vous à ceux qui disent que vous donnez «une mauvaise image de l'Algérie» ? Oui, on m'a aussi reproché de m'immiscer dans la vie privée et l'intimité des sans-abri. De quelle intimité parle-t-on quand quelqu'un vit dehors et que des milliers de personnes passent à côté chaque jour ? On est dans l'espace public. La ville est ainsi faite. Est-on obligé de dire que tout est beau ? Je montre les choses comme elles sont, en espérant les faire changer. Je fais des photos pour qu'elles soient d'abord vues par les Algériens et mon message s'adresse à la société où je vis. Votre première exposition individuelle se tient actuellement à Oran… La gérante du café Dar d'Art, qui expose régulièrement des artistes, m'a contacté après avoir vu mes photos sur les SDF via internet. Elle m'a proposé une expo et j'ai tout de suite accepté. L'expo est intitulé «Moul zenqa» et elle est composée de photos de rue, sans mise en scène, comme j'en fais toujours. J'essaie de capter la réalité sur le vif. Je travail à l'intuition. Les photos exposées ont été faites à Alger, Béjaïa, Beni Abbès, Oran, et Blida où j'habite. Au cours de mes déplacements, je sors toujours avec mon appareil photo. Je n'aime pas trop donner des titres aux photos parce que ça limite le regard du spectateur et fixe le sens de la photo. Alors, pour nommer les photos de l'expo, je suis parti dans le délire de «Moull béret» (l'homme au béret), «Moul caskita» (l'homme à la casquette), «Moul bligha» (l'homme aux claquettes) et finalement le titre de l'expo c'était «Moul zenqa» (l'homme de la rue). Le photographe Halim Zenati m'a contacté pour m'apprendre que son surnom était «znaïqi». J'admire son travail, de même que les photos de Mohamed Kouïssi, Karim Abdeslam mais aussi l'œuvre du photographe turc Mustapha Seven. D'où vient l'engouement pour la photo de rue de la jeune génération ? Si vous prenez les photos de Fethi Sahraoui, de Nadjib Bouznad, de Malek Belahsene ou de Youcef Krache, vous verrez que chacun à son propre style. On est tous passés par différentes périodes pour aboutir à la photo de rue. On photographie notre quotidien. L'avantage de la photo de rue est qu'on n'a pas besoin de matériel lourd. Mais ce n'est pas toujours facile, surtout à Alger. On a intérêt à se faire discret. Les gens sont suspicieux, sans parler des policiers. Dès qu'on remarque mon appareil, on me demande pour quel média je travaille et il faut prendre le temps d'expliquer que je fais de la photo artistique… On tombe aussi sur des gens enthousiastes. C'est pareil avec la police, certains nous demandent de supprimer toutes les photos et d'autres sont plus compréhensifs. Mais en général, on travaille dans des conditions extrêmes. On doit penser à ne pas se faire remarquer par la police, à ne pas nous faire voler notre appareil, à ne pas vexer des gens qui ne veulent pas être pris en photo et, enfin, à prendre une belle photo. Quand un photographe d'Algérie va à Paris ou Milan, il fait des merveilles parce qu'il n'a plus toutes ces contraintes.