Ainsi, selon l'Association for the Study of Peakoil (ASPO), les réserves de l'OPEP seraient surestimées à 400 milliards de barils, ce qui correspond à 44% du total des estimations officielles. En janvier 2006, l'hebdomadaire américain Petroleum Intelligence Weekly avançait que les réserves prouvées du Koweït ne dépassaient guère les 48 milliards de barils, alors que l'estimation officielle avance le chiffre de 96,5 milliards de barils. L'hebdomadaire tirait la même conclusion pour ce qui concerne la Russie : le volume réel des réserves de pétrole de ce pays serait de 30 à 40% inférieur au chiffre officiel de 72,2 milliards de barils. Bien évidemment, le rappel de ces quelques estimations indépendantes ne pourrait signifier que les chiffres affichés par les organismes indépendants seraient plus fiables ou plus crédibles que ceux avancés par les pays eux-mêmes. En indiquant des énormes différences dans les estimations, ces chiffres soulignent aussi bien la complexité des critères techniques et économiques retenus que les interrogations qui subsistent au sujet des données disponibles. A ces doutes sur le volume réel des réserves, il faut ajouter d'autres motifs d'inquiétude qui abondent dans le même sens : Parallèlement au ralentissement des découvertes et la baisse régulière du ratio réserve sur production (R/P), la production a dû faire face à un renchérissement des coûts qui est lié au déclin des grands gisements et le recours de plus en plus, à l'exploitation de gisements de taille plus petite, ce qui affecte négativement la structure des coûts. Un autre motif d'inquiétude est représenté par le déclin de la production dans de nombreux pays producteurs et l'insuffisance des investissements domestiques dédiés au développement de nouvelles capacités de production. A cela s'ajoute, naturellement, la hausse des besoins énergétiques nationaux des pays jusqu'ici exportateurs. Aussi, plusieurs pays, hier encore exportateurs nets de pétrole brut, sont devenus importateurs nets (Indonésie, Egypte et Tunisie, sans oublier évidemment les Etats-Unis) ou risquent de le devenir dans peu d'années (Gabon, Oman, Syrie, Royaume-uni, Mexique…). Corrélativement, la dépendance des grands centres de consommation pétrolière devrait sensiblement progresser vis-à-vis du pétrole du Moyen-Orient. Malgré les interrogations sur l'état réel de ses réserves, la région du Moyen-Orient est la seule région qui dispose encore de ressources significatives et surtout de capacités de production appréciables qui lui permettent de dégager des excédents importants pour l'exportation. Cependant, doubler la production, comme il est attendu de cette région au cours des 15-20 prochaines années, n'est ni possible physiquement ni soutenable politiquement en raison des risques techniques et politiques que cet effort fera peser sur les gisements et sur la stabilité de toute la région. 3-Tous les acteurs pétroliers ont pris la mesure de cette crise potentielle Les acteurs pétroliers — pays producteurs, compagnies internationales, pays consommateurs — sont plus que jamais confrontés à la perspective de raréfaction du pétrole et au renchérissement de ses coûts. Chaque groupe d'acteurs entend affiner sa stratégie pour y faire face. Pour les pays exportateurs, membres de l'OPEP, la préoccupation de l'heure, pour la majorité d'entre eux, est à la préservation des ressources et à la résistance aux pressions extérieures visant la libéralisation des investissements dans l'amont pétrolier. Pour ce qui concerne notamment les pays du Golfe, la réouverture du secteur pétrolier amont au capital étranger n'est pas du tout à l'ordre du jour. Ces pays qui n'ont pas souffert des mêmes contraintes financières et politiques que les autres pays membres, plus peuplés, avaient, pourtant, commencé par récuser les politiques de nationalisation lancées dans les années 1970 avant de procéder, à leur corps défendant, à des accords de prise de contrôle à 100 % des actifs des anciennes compagnies concessionnaires. C'est le cas notamment du Koweït où le seul projet qui prévoit une participation étrangère dans le cadre d'un contrat de services se heurte depuis plusieurs années à de multiples obstacles politiques, dont notamment une vive opposition au sein de l'Assemblée nationale. Il s'agit du « Projet Koweït » qui porte sur l'accroissement de 900 000 barils/jour de la capacité de production de 5 gisements dans le Nord du pays. Pour l'Arabie Saoudite, premier exportateur mondial, aucun signe de remise en cause du monopole de la Saudi Aramco n'a encore été manifesté à ce jour. Même la fameuse « Initiative du gaz », qui a été lancée en 1998 et qui a porté sur trois grands projets gaziers impliquant des investissements de 25 milliards de dollars, est aujourd'hui dans l'impasse. Elle avait été perçue à l'époque par les compagnies comme un premier pas devant mener à la réouverture du secteur pétrolier amont. Cette résistance à la libéralisation des investissements dans le secteur pétrolier est interprétée par de nombreux analystes comme la victoire de l'encadrement saoudien de la Saudi Aramco et de ses soutiens parmi les membres de la famille royale, qui estiment que de simples contrats de services et d'assistance technique, qui excluent évidemment l'accès des compagnies aux gisements, suffisent à assurer le développement du secteur. La question reste toutefois posée de savoir jusqu'où et jusqu'à quand les réticences saoudiennes (et koweitiennes) pourraient se maintenir. Aux pressions extérieures s'ajoute, en effet, depuis l'invasion de l'Irak, la menace de privatisation totale du secteur pétrolier de ce pays (le gouvernement irakien actuel, soutenu par la majorité chiite, y est farouchement opposée) ce qui pourrait avoir, si elle venait à se produire, un effet contagieux pour toute la région. D'autres pays membres ont adopté des politiques différentes. En effet, aussi surprenant que cela puisse paraître, les trois pays membres qui ont été les premiers à nationaliser leur industrie pétrolière dans les années 1970 : Algérie, Irak et Libye ont également été les premiers à tenter de libéraliser, à un degré ou à un autre, la même industrie et à rouvrir le secteur amont aux compagnies internationales. Cette ouverture a reposé, pour ce qui concerne l'Irak et la Libye, sur l'adoption d'une législation assez proche de la loi sur les hydrocarbures adoptée en 1986 en Algérie ; l'instauration du régime de partage de production, en vigueur aujourd'hui dans ces pays, a continué à cohabiter avec un régime de contrats de service. Autre pays, l'Iran qui applique, depuis le début des années 1990, la formule dite de « buy-back » (une variante de contrats de services) au terme de laquelle une compagnie étrangère ne pourra pas être propriétaire du pétrole qu'elle produit, de nombreux arrangements sont cependant pratiqués, mais ces arrangements doivent rester conformes à la constitution du pays qui énonce que les accords de participation (tels que les concessions ou les contrats de partage de production) sont strictement interdits. Aussi, jusqu'à ce jour, aucun pays membre de l'Opep, à l'exception de l'Algérie (loi d'avril 2006) n'a franchi le pas en concédant la majorité aux compagnies dans les gisements à découvrir. Plus paradoxal encore, ce sont les pays du Golfe (auxquels il faut ajouter l'Iran), pourtant qualifiés de « colombes » qui offrent la moindre prise au capital étranger sur leur industrie pétrolière, en pérennisant quasi-exclusivement des contrats de services, sans aucun droit sur la production pour les compagnies. Pour les pays consommateurs : dans un contexte marqué par une demande pétrolière de plus en plus croissante pour une ressource qui se raréfie, toutes les politiques des grands pays consommateurs comportent désormais un objectif absolument prioritaire : sécuriser les approvisionnements pétroliers à moyen et à long terme, à tout prix et quel qu'en soit le coût. Cette logique a induit une situation totalement inédite : les conflits traditionnels opposant pays producteurs et pays consommateurs sont en train de s'estomper progressivement pour laisser place à des conflits et des rivalités entre grands pays consommateurs, engagés dans des luttes serrées pour contrôler les ressources de pétrole et de gaz ... Ceci explique la course à laquelle se livrent, depuis une quinzaine d'années, les Etats-Unis, les pays européens, la Chine ou le Japon pour prendre pied dans les pays détenteurs de réserves et contrôler les routes de transit, terrestres et maritimes, entre les centres de production et les grandes zones de consommation. Avec le bras de fer entre Américains, Russes et Chinois pour le contrôle des ressources de la mer Caspienne, la guerre de l'Irak en 2003 a permis aux Américains d'évincer Russes, Chinois, Italiens et Français de ce pays. La concurrence effrénée pour redessiner la carte des grands réseaux internationaux de transport des hydrocarbures (oléoducs et gazoducs) sont autant d'exemples des grandes manœuvres géo-politiques, dont l'objectif ultime vise à sécuriser les approvisionnements pétroliers des pays concernés (et, dans le cas des Etats-Unis, en faire aussi un formidable levier de pression sur ses concurrents européens et asiatiques). Les compagnies internationales : profitant de la déréglementation des marchés, les grandes compagnies ont conduit, d'abord dans les années 1980 (aux dépens notamment de petites et moyennes sociétés pétrolières, qui étaient étranglées par l'effondrement des prix) et surtout depuis le milieu des années 1990, un mouvement de concentration, sans précédent dans l'histoire pétrolière. En août 1998, BP, qui venait de se relever d'une crise financière aiguë, a déclenché ces grandes manœuvres en rachetant Amoco, puis Arco, deux des principales compagnies indépendantes américaines, possédant de larges actifs en gaz naturel et en pétrole, en Algérie notamment. De 1998 à 2005, BP a réalisé des fusions acquisitions de 125 milliards de dollars… En novembre 1998, deux autres fusions géantes sont réalisées : Exxon, le premier groupe pétrolier américain et mondial, prit le contrôle de Mobil, le 3e groupe mondial et le 2e américain, la même année, le groupe français Total acheta le groupe belge Fina, avant d'absorber l'autre concurrent français, Elf. En octobre 2000, Chevron prit le contrôle de l'autre géant américain, Texaco. Ce dernier groupe a dû payer le prix fort pour acquérir en 2005 la société indépendante américaine Unical, qui était convoitée également par l'entreprise publique chinoise Cnocc. Cette acquisition a été suffisamment médiatisée parce qu'elle a opposé, durant des mois, autorités américaines et chinoises, révélant l'étendue des rivalités qui existent à propos du contrôle des réserves pétrolières. Et c'est à coup de pressions et de promesses des pouvoirs publics américains qu'Unical est restée dans le giron de Chevron Texaco. Au-delà de la réduction formelle du nombre des grands acteurs (les « sept sœurs » qui avaient si longtemps dominé le paysage pétrolier, sont réduites à cinq), cette stratégie de concentration a eu pour effet de déboucher sur une véritable flambée du cours des actions, mais elle n'a réglé aucun problème de fond. Les nouveaux groupes sont toujours confrontés, en dépit de leur nouvelle puissance financière, à la baisse des découvertes et à la stagnation de la production. Entre 1999 et 2002, le groupe des « cinq sœurs » a investi, à lui seul, 150 milliards de dollars pour augmenter modestement son niveau de production de 16 millions à 16,6 millions de barils/jour. En 2003, malgré un investissement de 40 milliards de dollars, ce groupe a enregistré un recul journalier de la production de 67 000 barils. Dans ces conditions, le retour des compagnies dans les pays producteurs, avec l'appui très actif de leurs Etats respectifs, et surtout l'accès à de nouveaux gisements, est devenu, pour elles, une question de survie : leur taux d'auto-approvisionnement (livraison à leurs propres raffineries) n'en finit pas de se dégrader, à peine 40% aujourd'hui contre 50% en 1990. (A suivre) L'auteur est : Professeur d'économie