A compter de ce jour, Constantine achève son parcours de Capitale de la culture arabe pour le transmettre à la ville tunisienne de Sfax (lire ci-après). On craignait le pire pour cet événement. D'abord parce qu'il y a toujours du monde chez nous pour proclamer le pire par avance avec l'argument qu'il se réalise souvent. Ensuite parce que sa préparation, son organisation et son déroulement ont coïncidé avec une exceptionnelle instabilité à la tête du ministère de la Culture. Programmé du temps de Khalida Toumi, il a été configuré et lancé par Nadia Labidi, et enfin mené et achevé par Azzedine Mihoubi. Trois ministres, sans compter les changements connus à divers postes importants de ce département ministériel, ce n'était pas de meilleur augure dans un pays où la vie culturelle reste très largement dépendante du fait étatique avec, de plus, une centralisation élevée des décisions. On craignait le pire également car l'expérience des précédents grands événements (Alger, capitale de la culture arabe 2007 et Tlemcen, capitale de la culture islamique 2011)* avaient relevé le formidable levain d'ambitions – légitimes ou non – que suscite la mobilisation de budgets soudains et importants (on annonçait 7 milliards de DA au début). L'inexistence ou la faiblesse de critères d'appréciation des œuvres dans notre société (critique d'art et littéraire, systèmes établis de reconnaissance, repères d'un marché des œuvres culturelles…), rend tout créateur seul juge de son niveau, chacun s'estimant parfaitement éligible à participer, d'autant que les occasions de le faire demeurent limités en temps ordinaire. L'Etat demeurant le principal sinon le seul pourvoyeur d'aides culturelles, il est perçu comme la Providence en la matière et l'on a entendu souvent des personnes se réclamer de leur seule nationalité pour prétendre, quel que soit leur talent, au financement et à la diffusion de leurs œuvres. Et pourquoi pas quand les personnes chargées de ces choix sont rarement identifiées et qu'il n'existe pas, pour l'essentiel, d'autorité artistique établie et reconnue ? Quand, de plus, les critères de l'aide et leurs procédures demeurent sommaires, imprécis et non hiérarchisés et que tout cela rend aisés le discrédit et la rumeur sur des magouilles, scandales et accusations de favoritisme. Mais ce ne sont pas les créateurs qui forment le gros des troupes de ces ambitions si l'on peut dire et d'ailleurs, dans les conditions qui prévalent, même les plus médiocres d'entre eux sont pardonnables de vouloir que leurs expressions soient répandues et reconnues. Il y a d'autres demandeurs, plus importants, qui se présentent en organisateurs, producteurs, éditeurs ou autres professionnels, qui en ont le titre souvent (un registre de commerce suffit), et qui assimilent les grands événements à de grands profits. Comme il existe d'autres qui proposent de beaux projets et souhaitent être correctement rémunérés, ce qui est parfaitement légitime. Tout l'imbroglio vient du fait que les grands événements sont perçus comme des poules aux œufs d'or et que, même symboliquement liés à ce métal précieux, ils ne peuvent échapper aux prétentions de basse cour. On craignait le pire aussi pour Constantine parce qu'entre-temps le pétrole a décidé de nous sevrer de caprices. Les rumeurs les plus folles ont circulé sur l'impact de la crise sur la manifestation. Il y a eu indéniablement un tour de vis budgétaire dont nous ignorons l'exacte ampleur. Mais il a peut-être été salutaire, en amenant à réfléchir et à agir sur des phénomènes de gabegie dans le monde de la culture, cela dit pas aussi graves qu'en d'autres secteurs en dépit de ce qu'avancent certains médias comme une partie de l'opinion, bizarrement plus sensibles aux dépenses d'art quand le gaspillage public ailleurs est astronomiquement plus élevé. Finalement, tout ce pire attendu n'a pas eu lieu. L'événement s'achève aujourd'hui et il a bien eu lieu. Un premier décompte établi à partir de sources du Commissariat donne plus de 220 manifestations abritées sous son label. En fait, beaucoup plus car il s'agit de 220 intitulés qui couvrent parfois une seule monstration mais signalent parfois aussi de manifestations à tiroir. C'est le cas, par exemple, des festivals ou événements dits transversaux (plusieurs disciplines) qui, dans ce listing, comptent pour une unité mais comprenaient de multiples activités. Il ne serait pas étonnant que cela amène à doubler le nombre de manifestations réalisées dans Constantine, capitale de la culture arabe 2015. Ce qui pourrait amener ce décompte jusqu'à un demi-millier de manifestations unitaires. Il reste que la culture ne se mesure pas seulement en termes arithmétiques et qu'elle est, par excellence, le monde de la qualité entre formes et contenus, éthiques et esthétiques. Dans un événement de cette taille, il est certain aussi, et à plus forte raison dans notre contexte, qu'on ne peut assurer pour un nombre aussi grand de manifestations un niveau constamment élevé de prestation et l'argument du nombre doit s'effacer alors devant celui des appréciations qualitatives. Un deuxième examen de ce listing fait ressortir une diversité des disciplines où l'on peut relever également une diversité des genres et thématiques et un certain équilibre entre les apports de la ville, ceux du pays et les contributions du monde arabe et du reste du monde. Entre le malouf et les autres patrimoines musicaux du pays, les orchestres symphoniques dont celui de Saint-Pétersbourg, le Festival de jazz de la ville ou celui de rock-métal, des concerts de fado, de diwan et autres, Constantine a été abreuvée de musique, au grand bonheur de ses nombreux mélomanes, toutes générations et genres confondus. Le théâtre aussi a connu une certaine effervescence, de même que les expositions qui ont assuré une production respectable avec de beaux moments portant sur le patrimoine constantinois et national dans ses différents aspects, les arts visuels locaux et régionaux notamment et même une performance nationale avec plus de 4500 visiteurs par jour pour le plasticien constantinois Ahmed Benyahia exposant pour la première fois en sa ville natale. Plusieurs colloques internationaux aux thèmes souvent historiques, allant de la période numide à la guerre d'indépendance, en passant par le réformisme dont Constantine fut le bastion à travers Cheikh Ibn Badis, ont formé un intéressant panorama de l'histoire de la ville et du pays, pour peu qu'il ne parte pas en fumée faute de publication des Actes. On peut relever que le cinéma a été un peu moins présent dans cette programmation, illustrant cependant en cela la situation du septième art en Algérie et résultant en partie du retard dans le chantier de rénovation de la Cinémathèque. Cela dit, dans cet ensemble, la ville a pu globalement et parfois dans le détail mettre en valeur ses héritages et ses expressions actuelles, ce qui était un objectif important. Les capacités de sa société civile ont pu se manifester comme à travers le Festival du Jazz porté par de jeunes musiciens de la ville ou encore l'original Festival d'Astronomie populaire organisé par l'association constantinoise Sirius. Il est bien sûr trop tôt pour établir un bilan. A celui, organique, attendu du Commissariat de l'événement, il serait indispensable d'en établir un autre, scientifique et indépendant, en associant des chercheurs, spécialistes et professionnels avérés du domaine culturel (historiens, sociologues, managers culturels…) pour envisager, non pas seulement «Constantine 2015», mais l'ensemble de ces grandes manifestations culturelles au regard des enjeux généraux de la culture en Algérie. Certainement budgétivores, entraînant un productivisme néfaste aux bons soins que réclame une seule activité, elles produisent des effets d'overdose qui ne sont pas forcément profitables à l'exercice quotidien de l'activité culturelle et il n'est pas évident qu'elles aient bénéficié aux desseins de communication internationale attendus des pouvoirs publics. Ne faut-il pas faire une pause de ces grosses machineries complexes ? Il y a de nombreuses leçons à tirer de l'expérience de ces grands événements en posant la question claire de leur utilité et de leur effet au-delà des rumeurs, des frustrations et des ambitions, y compris et d'abord celles de l'Etat qui peine à mettre en place une diplomatie culturelle ordinaire et ne trouvera pas de solutions à cela dans ces grands shows aux échos internationaux insignifiants. Si la raison ne suffit pas, la crise est là pour inviter à considérer davantage la culture de proximité et renforcer les chantiers de fond porteurs de valeurs ajoutées culturelles, mais aussi économiques : celui de la formation aux métiers de l'art (dont l'ingénierie culturelle), celui du développement des industries culturelles privées, celui de la mise en place de procédures et critères rigoureux et transparents d'aide à la création et la diffusion, etc. Il faut reconnaître cependant que Constantine a permis d'attirer l'attention sur son indéniable dimension de cité importante dans l'édifice culturel national et, peut-être (on le verra plus tard) d'accroître sa visibilité nationale et internationale de métropole régionale. Non, le pire n'a pas eu lieu. Du bon s'est produit, parfois du très bon, du médiocre aussi. La ville va se réveiller demain avec surtout de nouvelles infrastructures qu'il faudra organiser selon des normes professionnelles pour en faire les leviers du destin culturel qu'elle mérite. Pour nous, l'événement le plus significatif de cette année est sans conteste l'ouverture par de jeunes Constantinois d'une galerie d'art privée. Un événement jusque-là inimaginable. Elle prouverait qu'une dynamique a été quelque part enclenchée et que les enfants du Rocher, capitale ou pas, veulent s'exprimer par eux-mêmes. Ce serait là une réussite.
*Nous ne tenons pas compte ici de l'Année de l'Algérie en France, en 2003, qui se déroulait à l'étranger et était cogéré, ni du 2e Festival culturel panafricain d'Alger en 2009 qui a duré 17 jours.