Europe, fin du XVIIIe siècle, la France traverse l'une des périodes les plus troubles de son histoire. Poussé par la faim, le peuple marche sur Versailles, où habitent le roi de France et sa femme. La reine de France, Marie Antoinette, regardait par la fenêtre et demanda à un officier : «Que veulent ces gens-là ?» «Majesté, répondit l'officier, ils veulent du pain.» La reine secoua la tête avec étonnement : «Ils n'ont pas assez de pain ? demanda-t-elle, mais alors qu'ils mangent de la brioche !» Aujourd'hui, alors que nous ne pouvons plus troquer le pétrole contre le blé, le ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique nous apprend qu'il nous est possible d'exporter de l'énergie renouvelable ! Mais peut-il nous dire avec quelle recherche ? Quelles compétences technologiques ? Ce n'est plus un secret, la compétitivité des nations amène les Etats à repenser leurs investissements en termes de capital humain et de formation. Dans une économie globalisée de la connaissance, le rôle des pouvoirs publics est d'améliorer la compétitivité des nations par la création et l'usage de nouveaux savoirs. Les ressources naturelles ou financières ne sont plus les seules dominantes dans la compétitivité d'une nation. L'Algérie est plus que jamais concernée par ce lien entre la formation, la recherche et le développement. Elle doit être en capacité de valoriser son énorme investissement dans le système éducatif. Elle doit créer des mécanismes intelligents pour que ses compétences humaines mettent leurs connaissances au service d'un nouveau modèle économique, qui la sortira de la dépendance de marchés internationaux instables, devenue une menace pour sa souveraineté alimentaire. Quatrième pays importateur de céréales au monde, elle consomme 50% des quantités échangées sur le marché mondial, avec une prévision d'augmentation de la demande de plus de 60% d'ici 2025. Comment développer cette filière très fortement handicapée par les aléas climatiques, sans introduire les avancées de la recherche ? Face au poids des importations en poudre de lait, qui représentent 20% des importations alimentaires globales, les questionnements de nos décideurs, comme ceux des citoyens, sont totalement légitimes. Lors de sa visite officielle à Annaba, notre Premier ministre a touché du doigt le véritable drame de la filière lait dans notre pays. Pourquoi la production laitière en Algérie demeure-t-elle plombée en dessous des 3000 litres/vache/an, alors que dans les pays comme la France et la Hollande, elle est à 8000 litres/vache/an ? Dans certains pays, sous l'impulsion de la recherche, elle atteint 13 000 litres/vache/an. La vérité, Monsieur le Premier ministre est que ce problème continuera à peser sur notre économie nationale et sur la famille algérienne. L'éleveur, avec toute sa bonne volonté, n'aura pas la clé de la solution sans la recherche scientifique en matière de sélection génétique et, sans la maîtrise des nouvelles techniques de conduction d'élevage et d'alimentation du bovin. La démagogie des chiffres et les déclarations médiatiques n'ont jamais nourri un peuple. En période de crise, on se retourne vers l'intelligence et le talent humains. Hors, cela fait quasiment une année universitaire que nous sollicitons l'intervention du ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, pour le sauvetage de l'unique école d'agronomie en Algérie, qui fait l'objet d'un véritable plan de démantèlement. Le premier entretien que nous avons demandé remonte à juillet 2015, nous attendons toujours. Ce que nous attendions de notre ministre c'est qu'il utilise le pouvoir que lui confèrent ses hautes fonctions de membre de gouvernement, pour que cette école, fondée en 1905, soit un acteur majeur parmi les différents pôles que doit mobiliser l'Algérie, pour une sortie intelligente de la crise pétrolière. L'heure est grave pour l'Algérie ; classée parmi les pays les plus pauvres en ressources en eau, elle n'a pas d'autres alternatives que de reconstruire toute son agriculture, en ayant recours à la science et à la technologie. C'est pour tout cela, Monsieur le ministre, que nous ne cesserons pas de revenir vers vous. C'est au nom d'une Algérie capable de compter sur ses compétences, que nous sommes venus frapper à votre porte, Monsieur le ministre. Nous vous avons sollicité pour nous permettre de construire dans la sérénité, en dehors des conflits et du mépris, un nouveau modèle de gouvernance d'une grande école d'agronomie, au service de la sécurité alimentaire des Algériens. Ce que nous attendions de la direction de notre école, c'est qu'elle orchestre dans la cohésion la réforme des enseignements, la mise à niveau de ses infrastructures archaïques et de ses méthodes de gouvernance, pour mettre sur le marché du travail des ingénieurs agronomes capables d'intégrer la complexité de leur domaine et porteurs de solutions pour l'Algérie. Et qu'avons-nous récolté ? La perte d'un trimestre entier consacré à sauvegarder notre jardin botanique centenaire d'un sacrifice incompréhensible. Enseignants, étudiants, anciens diplômés, opinion publique, médias… tous se sont mobilisés face à la direction de l'école qui tenait à sa destruction en le transformant en baraques de chantier de l'entreprise Cosider. L'autre secousse, venue ébranler l'école, tel un séisme, a été provoquée par les dérogations accordées à des bacheliers n'ayant pas la moyenne informatique exigée par la réglementation pour s'inscrire en classes préparatoires. Ces dérogations sont tout simplement une honte dans le domaine de la formation et de la recherche. A l'heure où les grands établissements en Europe, aux Etat-Unis se battent pour renforcer leur label, que fait la direction de l'ENSA ? Elle publie sur son site web la liste des étudiants «privilégiés» inscrits illégalement en classes préparatoires ! En réponse à nos actions dénonçant ces dérogations en classes préparatoires, l'ENSA vient de subir un autre préjudice encore plus grave. Sur dérogation du ministre, selon le directeur, des fonctionnaires du ministère de l'Agriculture viennent de s'inscrire au doctorat sans avoir subi le concours prévu par la réglementation ! Le ministère de l'Education nationale a refusé la titularisation sans concours à des centaines d'enseignants. Comment le ministre de l'Enseignement supérieur peut-il déroger à un concours de doctorat prévu par un décret exécutif ? Ces privilèges et connivences doivent cesser. Si le ministère de l'Agriculture doit recruter des chercheurs, qu'il les prenne parmi les méritants sélectionnés sur concours. La promotion de fonctionnaires ne peut se faire au détriment de la qualité de la recherche. L'introduction des «deux poids, deux mesures» dans le domaine scientifique anéantit totalement notre crédibilité et accentue la fragilité de notre masse critique ainsi que notre isolement des réseaux internationaux. Quand le ministre de l'Enseignement supérieur déclare pouvoir mobiliser 330 doctorants en agronomie et hydraulique sur des problématiques de sécurité alimentaire, il faut savoir qu'une grande école en France, parmi les 25 écoles d'agronomie, compte à elle seule 420 doctorants. Les chiffres ne valent donc rien sans référence ! Pour une Algérie quatre fois plus grande que la France, avec des besoins supérieurs en augmentation de la productivité agricole, le nombre de 330 doctorants est tout simplement dérisoire, il faut tout au moins en préserver la qualité. De même que quand notre ministre déclare pouvoir mobiliser 400 chercheurs au service du secteur de l'agriculture, c'est qu'il ne mesure absolument pas la grande fragilité de notre potentiel humain face aux stratégies d'alliance internationales. Les grands domaines génériques, comme la génomique, fédèrent les équipes dans des programmes et des consortiums internationaux dotés de moyens et d'équipements de plus en plus lourds et sophistiqués. A l'échelle du système français, les deux établissements, parmi tant d'autres, l'Inra et le Cirad, qui emploient à eux seuls un important vivier de plus de 5000 chercheurs et ingénieurs, ont créé le réseau des établissements agronomiques français Agreenium, qui fonctionne avec 600 accords de coopération à l'échelle internationale. Aujourd'hui à l'Ecole nationale supérieure d'agronomie, parler de qualité et d'excellence est un véritable non-sens. La caducité de ses programmes, l'abandon des stations de recherche, le blocage total de son plan de développement, la décrépitude de ses infrastructures, sont aggravés par un phénomène d'absentéisme et de désengagement jamais connu. Une dynamique et un dialogue rompus ne peuvent que conduire à la médiocrité que vous cautionnez par votre silence, Monsieur le ministre. Cette situation dramatique de l'unique grande école d'agronomie en Algérie aurait pu être totalement évitée si la voie tracée par Son Excellence le président de la République aux grandes écoles avait été respectée. Le président le la République, Abdelaziz Bouteflika, a largement ouvert la voie de la société de la connaissance en Algérie, il nous appartient à tous de la suivre. En notre qualité d'enseignants chercheurs, nous sollicitons donc à nouveau Monsieur le ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique pour l'ouverture d'un dialogue constructif pour l'Algérie.
Par le Pr Aïssa Abdelguerfi Ecole nationale supérieure d'agronomie (El Harrach)