Maïr Verthuy a été pendant longtemps professeure au département d'études françaises à l'université Concordia (Montréal, Canada). Elle y a cofondé, en 1978, l'Institut Simone de Beauvoir, dont elle a été la première directrice. Elle a introduit la littérature de femmes francophones, dans le cursus de son département. Parmi ces auteures, Assia Djebar qui recevra en 2002 un doctorat honoris causa de la même université. Entre-temps, elles sont devenues de grandes amies. Parler d'Assia Djebar avec Mair Verthuy installe une telle proximité avec l'auteure algérienne qu'on se surprend à l'évoquer, tout simplement, par son prénom Assia. Maïr (Marie en Gallois) Verthuy nous dévoile un peu de la Assia qu'elle a connue. - Comment s'est faite votre rencontre avec Assia Djebar ? J'étais professeure de français à l'université Concordia. J'y ai enseigné d'abord l'histoire de la littérature française. Et comme il n'y avait pas de femmes au programme, la première des choses que j'ai faites a été, évidemment, d'enlever quelques hommes et de mettre des femmes à leurs places. C'était vers la fin des années 1960 bien avant la création de l'institut Simone de Beauvoir en 1978. Il y avait des femmes qui écrivaient mais leur public était réduit. Je parle du Québec et de la France qui étaient très en retard par rapport à la Grande-Bretagne d'où je venais. J'ai découvert Assia Djebar chez Julliard. Ces premiers livres sont émouvants. On y voit que pour ces jeunes filles, la liberté c'est la France mais elles ne sont pas françaises. Elles sont déchirées dans les premiers romans. Pour elles, il était hors de question de se faire françaises pour être libres. Bref, je suis tombé complètement amoureuse de ce qu'elle faisait. Après, je l'ai introduite dans les programmes à Concordia. - Et la rencontre ? Dans les années 1970 elle publiait de plus en plus. Je lisais tout. J'avais l'idée de la faire venir au Canada mais je ne savais pas comment le faire. Comme j'étais la seule femme au département d'études françaises, tous mes collègues ne me portaient pas dans leur cœur d'autant plus que je n'étais pas timide et modeste comme devaient l'être les femmes à l'époque. J'ai réussi à l'inviter à un colloque à Ottawa en 1982. Comme c'était financé par l'ambassade de France au Canada, il fallait convaincre l'ambassadeur qui ne la connaissait pas! Depuis, nous sommes devenues de très bonnes amies. - Grâce à vous Assia Djebar est enseignée en Amérique du Nord… Je n'aime pas ce « grâce à vous ». Elle est certainement enseignée au Canada à cause de moi mais elle a, quand même, fait la connaissance ensuite de chercheuses américaines. J'ai été la première mais pas « grâce à moi». J'avais deux ou trois étudiantes américaines ainsi que des étudiants français qui repartaient avec une connaissance de Assia Djebar. Pas de miracle ! - Assia Djebar a été connue en Amérique du Nord avant la France… Et encore! Vous savez, quand Julliard a dû fermer boutique, on ne trouvait pas les livres de Assia Djebar en France. Je ne les achetais pas en France. Je les commandais aux autres maisons d'édition ou à Alger. A l'époque si vous entriez dans une bibliothèque et vous demandiez un des ses livres, on vous prenait pour un fou ! Plus tard, il y avait des colloques à son sujet un peu partout dans le monde (peut être pas en France!). La Belgique lui a donné un doctorat honoris causa puis Concordia, entre autres. Tout à coup, des Français ont commencé à comprendre qu'elle était célèbre partout ailleurs. - Comment s'est passée son entrée à l'académie française ? Ca m'avait étonnée d'abord. Parce qu'il fallait les voir tous et demander qu'ils votent pour vous. J'ai été étonnée qu'Assia ait été capable de cela. Elle m'avait dit qu'elle avait beaucoup souffert et que sa fierté en prenait un coup. En même temps, c'était important pour elle en tant qu'Algérienne en tant que femme arabe, berbère etc. d'être à l'académie française pour montrer que c'était faisable. Elle l'a fait en tant que femme arabe. Elle a fait venir sa robe d'Alger. Elle a acheté le genre d'épée qu'il faut avoir d'Algérie aussi. - La revanche de la colonisée ? Je pense qu'il y a eu un peu de cela. Reste à savoir si c'était conscient ou inconscient. Je ne pense pas qu'elle ait fait ça consciemment mais je pense qu'elle a été vraiment animée par cela, au moins en partie. Parce qu'en fait, avant la cérémonie d'entrée à l'académie française, elle avait organisé une cérémonie à l'institut du monde arabe où elle avait montré comment elle allait être habillée et l'épée qu'elle allait utiliser. Une façon à elle de dire : vous voyez, j'y vais mais je ne suis pas française. - Comment a-t-elle vécu l'expérience du Nobel non obtenu ? C'est honteux qu'elle ne l'ait pas obtenu. Personne n'a écrit mieux que Assia Djebar sur l'Afrique du Nord et sur une longue période. Il y a eu des auteurs français comme Fromentin qui ont décrit ce nouveau pays mais il n'y avait pas d'arabes du tout. Un des livres de Assia Djebar s'ouvre sur l'invasion française et le traitement des autochtones par les Français – Assia était historienne, il ne faut pas l'oublier. Elle était choquée et déçue de ne pas l'avoir eu. Très déçue. Elle ne pouvait pas aller le dire partout. Ca aurait paru outrecuidant de sa part. Elle pensait que ca allait se faire puisqu'on lui avait dit de rester à côté du téléphone. Ils ont choisi à sa place une Allemande (2009, NDLR). Je n'ai pas d'objection du fait qu'elle soit allemande. Elle était beaucoup moins connue que Assia Djebar qui l'était, au moins, dans les Amériques, en Europe et en Afrique. - Pour revenir à l'écriture de Assia, en quoi est-elle universelle ? Parce qu'elle pose les problèmes qui sont plus ou moins universels. Il y a aussi énormément d'ironie dans son écriture. Par exemple, le problème de la polygamie, bien que ce ne soit pas universel mais il y a peu de pays où elle n'existe pas - Toutes les maîtresses à côtés des épouses. Je pense que cette tendresse qu'elle montre pour la femme trompée, méprisée et exploitée est aussi un élément universel. Elle crée aussi des mondes. Elle vous oblige à penser. Je n'ai jamais compris pourquoi les gens pensent que la fiction est sans importance. Quand vous entrez dans un roman, vous entrez dans un monde autre que le vôtre. Vous apprenez ses règles et ses conditions. Vous y apprenez des choses et vous devez vous placer par rapport à ce monde que vous êtes en train de découvrir. Ca peut vous plaire ou déplaire. Ca vous pousse constamment à réfléchir à vous interroger. C'est le plus important. Cet impact, elle l'aura toujours. - Sommes-nous devant une écriture féminine ou féministe ? C'est une écriture féministe. Elle le dit dans Ombre sultane, si ma mémoire est bonne. « Est-ce que j'ai eu tort d'activer les femmes ? Est-ce que j'ai augmenté leurs problèmes ? ». Elle se voyait très bien comme féministe, en fait. Ce n'était pas la militante parce que son arme c'était la littérature. Elle était militante dans un sens. - Si Assia se résumait en un livre, ce serait lequel ? Certainement L'amour, la Fantasia. D'ailleurs les trois romans que je préfère, bien que je les apprécie tous de façon différente : L'amour, la fantasia; Vaste est la prison; Ombre sultane. Cela dit, Assia était très attachée à Loin de Médine; c'est un livre qui m'a émue sans réellement me plaire. Elle voulait à tout prix offrir un rôle important aux femmes à l'époque où l'Islam se développait. Sur le plan historique, je n'ai rien à dire car là mon ignorance est totale. Mais cela me fait penser aux gens qui veulent être à la fois chrétiens et féministes, et l'on sort l'histoire de Marie-Madeleine. Les hommes y ont vite mis bon ordre !!! Encore une fois ces deux religions finissent par se ressembler dans leur évolution parce que l'enjeu réel, c'est le pouvoir. - Quel a été son plus grand regret ? Si elle avait un regret, c'est d'avoir été trop intelligente pour les hommes ! - Quelle était la chose qui la révoltait le plus dans la réalité des femmes de son pays dans leur oppression ? Je crois que c'est l'enfermement. - Quel est votre message au participant à la rencontre d'Alger ? Je voulais beaucoup y aller. Wassyla Tamzali (l'organisatrice) m'a promis de m'emmener voir la tombe d'Assia. Mon médecin trouvait que faire un long vol suivi de trois jours d'intenses activités et long vol de retour était un peu trop. Dites aux participant-e-s de me garder la place au chaud car je n'ai pas renoncé à aller en Algérie un jour. - Dans le film « autour de Mair » de Hejer Charf, parlez-vous de Assia Djebar ? Pas uniquement de Assia. On parle de beaucoup d'auteures. Le principe du film est qu'en j'ai fait connaitre avant les autres universités canadiennes, les auteures francophones y compris immigrées. En fait, c'est bizarre pour moi de me voir à l'écran. C'est la vision qu'a Hejer Charf de moi. Ce n'est pas une vision fausse mais c'est son film. Il y vait des heures et des heures d'enregistrement et il fallait qu'elle les réduise à 90 minutes. Le film est bien fait. Ce que je voudrais que les gens retiennent c'est que justement c'était important d'ouvrir les portes aux femmes. Il n'y avait pas de femmes enseignées au Canada dans les universités. J'avais fait une recherche avec une collègue de l'Ouest canadien et on a trouvé que les seules femmes qui étaient enseignées c'était Mme de Sévigné, George Sand et encore très mal!. Quand on voit un manque, il faut agir et je pense que j'ai agi.