Ce livre est un essai qui, en fait, en regroupe cinq, précédés par une introduction substantielle de Guy Dugas (université Montpellier III). Il a été conçu et réalisé dans le cadre du centenaire d'Edmond Charlot, né en 1915, et dont la carrière de libraire, éditeur, galeriste, préposé aux affaires culturelles, etc., s'est, pour une bonne part, passée à Alger, sa ville natale. Ce qui est analysé dans cet essai, c'est son rôle d'éditeur, qui a été tout à fait important dans la carrière des cinq grands, voire très grands, écrivains que sont Albert Camus, Jean Sénac, Jules Roy, Emmanuel Roblès et André Gide. L'information et les analyses qu'on y trouve sont de grande qualité, du fait qu'elles sont l'œuvre d'universitaires tous spécialistes des auteurs cités. Il s'agit, dans le même ordre, de Guy Basset, Hamid Nacer-Khodja, Guy Dugas (pour deux titres) et Pierre Masson. L'audace tranquille d'Edmond Charlot, en tant qu'éditeur, se voit au fait qu'il a souvent publié les premiers livres de ces cinq auteurs destinés à devenir célèbres, ce qui était pour le moins, de sa part, l'indice d'une grande perspicacité qui mérite bien un hommage. C'est tout autant la preuve de l'extrême vitalité qui caractérisait la vie littéraire d'Alger dans les années 30 à 50 du siècle dernier, sans la moindre trace de régionalisme mais, au contraire, dans un esprit d'humanisme ouvert sur le monde. Pour en donner l'idée, il convient de citer quelques dates et quelques titres. Camus a publié trois livres aux éditions Charlot : L'envers et l'endroit, en 1937, Noces en 1939 et Le Minotaure ou La Halte d'Oran, en 1950. On sait par ailleurs à quel point les deux hommes ont été liés d'amitié et la complicité de projets communs. Dans la librairie d'Edmond Charlot, Les Vraies richesses, qui a été inaugurée en 1936, Camus et ses amis se sentent chez eux, et c'est évidemment Charlot qui publie Révolte dans les Asturies, une pièce de théâtre dont Albert Camus est le maître d'œuvre, mais qui, du fait de la censure (il s'agit de la guerre d'Espagne), ne pourra pas être jouée. Sénac a connu Charlot en 1944 et doit beaucoup à la fréquentation des écrivains qui constituaient ce que Jules Roy a appelé «la bande à Charlot», dans cette même librairie de la rue Charras (auj. rue Hamani), «Les vraies richesses» qui devait son nom à Jean Giono. A Alger, de 1951 jusqu'à la guerre d'indépendance, Sénac et Charlot collaborent pour exposer nombre d'artistes-peintres dont celle qui deviendra plus tard la célèbre Baya. Après l'indépendance, Edmond Charlot, préposé aux affaires culturelles au niveau de l'ambassade de France et Jean Sénac, de retour dans ce qu'il croit être son pays, passent à nouveau plusieurs années ensemble à Alger et leurs échanges culturels dans divers domaines artistiques sont constants. Jules Roy, dont l'entrée en littérature date de la Deuxième Guerre mondiale, rencontre Charlot à Alger en juin 1940 et publie chez lui en 1942 ses Trois prières pour des pilotes qui donnent lieu, en 1943, à une édition augmentée sous le titre Chants et prières pour des pilotes, avec une préface de Jean Amrouche. La même année, 1943, paraît également chez Charlot le récit intitulé Ciel et terre. En 1946, ce sera La Vallée heureuse, «terrible récit de guerre», écrit Guy Dugas. Le livre obtient le prix Renaudot. Emmanuel Roblès, ami fraternel de Charlot, dont il est, comme Camus, tout à fait contemporain, publie notamment chez lui en 1942 Travail d'homme, qui obtient le Grand Prix littéraire de l'Algérie. Mais leur collaboration multiforme prend bien d'autres aspects, et elle trouve son couronnement avec la publication, en 1948, du roman de Roblès intitulé Les Hauteurs de la ville, toujours jugé remarquable (dans le contexte historique de l'époque) par le fait que le héros principal est un Algérien, qui exprime sa capacité de résistance et ne transige pas dans le souci de sa dignité. Le livre obtient cette même année le prix Fémina. André Gide, lorsqu'il se retrouve à Alger, du fait de la guerre en 1943, sait déjà qui est Edmond Charlot, c'est-à-dire l'éditeur de la France Libre. Comme l'écrit Guy Dugas dans son introduction, «Alger devient alors l'un des plus brillants foyers de la France combattante». De plus, Jean Amrouche est tout indiqué pour servir d'intermédiaire entre les deux et s'y emploie.Tout se passe d'abord au mieux et les rapports d'auteur à éditeur sont excellents, comme le prouve ce fragment d'une lettre de Gide à Charlot : «Il y a plaisir à être édité par vous». Les deux hommes sont liés également par la publication de la revue L'Arche et, de ce fait, leur relation dure jusque dans les années 1945-1947. Mais cette revue est tout à fait abandonnée lorsque Gide meurt en 1951. En fait, depuis 1948, la maison d'édition d'Edmond Charlot à Paris est aux prises avec de grandes difficultés auxquelles elle ne survivra pas. En 1950, Charlot doit se résoudre à sa liquidation. Mais nous savons déjà que sa carrière va continuer sous d'autres formes (et ce, pendant fort longtemps, plus ou moins jusqu'à sa mort en 2004 !) C'est d'ailleurs le trait le plus impressionnant qui se dégage de ce qui concerne Edmond Charlot, qu'on le considère dans son ensemble ou uniquement dans l'une de ses activités, comme le fait le livre dont il est ici question, «Des écrivains chez Charlot», s'agissant de son activité éditoriale. Quels que soient les avatars historiques, Edmond Charlot réapparaît toujours sur la scène culturelle de manière active et efficace et presque toujours pour mettre en valeur ce qui se passe en Algérie à cet égard. C'est aussi un grand fédérateur d'énergies et de talents et ce de la manière la plus humaine qui soit, puisque toujours grâce à des amitiés personnelles avec des écrivains et artistes. En tout cas, si l'on réfléchit à tout ce qu'il a apporté à l'Algérie et même par sa seule activité éditoriale, on se dit que sous l'effet d'une impulsion généreuse, les œuvres appellent les œuvres et que la création semble alors se nourrir de son propre mouvement, comme si elle faisait naître une forme de dynamique et d'auto-engendrement. Des écrivains chez Charlot, ouvrage collectif sous la direction de Guy Dugas. Editions Elkalima/ Domens, 2016. 276 pages.