Des ouvrages récents apportent un éclairage nouveau sur cette famille exceptionnelle. On n'en finit pas d'arpenter les territoires de la «tribu» (le mot est de Kateb Yacine) de clairchantants qui comprend Fadhma, Jean El Mouhoub et Marie-Louise Taos Amrouche. Depuis 1983, date de la republication des premiers recueils poétiques de Jean, il est heureux de disposer régulièrement – à côté d'utiles rééditions – de nouveaux textes permettant de mieux disséquer, analyser et comprendre les œuvres tellement unies et séparées de cette saga familiale. En cette année 2010, deux nouveautés – au sens plein du terme – viennent enrichir la connaissance de cette dernière, notamment sur le plan de la dimension humaine des écrivains, débarrassés enfin de leurs oripeaux hagiographiques et de leurs fausses pudeurs comme il est souvent usage en Algérie. Coordonné par le jeune universitaire Hervé Sanson, le dernier numéro de la publication Expressions maghrébines est consacré à La famille Amrouche(1). D'un sommaire fort copieux, retenons les entretiens avec l'éditeur Michel Carassou (Non Lieu) et Tassadit Yacine, maître d'œuvre du Journal de Jean El Mouhoub, publié en 2009. D'un ton bouleversant et ému, le témoignage de Laurence Bourdil, la fille de Taos, rend la mère moins hiératique que sa figure et son personnage ont imposés. Le premier roman signé Marie-Louise Amrouche, Jacinthe noire (1947), fait l'objet d'une étude sur ses enjeux de réception critique et d'horizon aux attentes biaisées, comme le montre Ada Ribstein. Mokhtar El Maouhal s'interroge sur le genre littéraire qu'est L'Amant imaginaire (1975), le dernier roman signé Taos Amrouche, un simulacre de journal intime dont une partie du vécu de l'auteure (son amitié passionnée avec Jean Giono) est à peine dissimulée. S'agissant de l'écrivain Jean, dans Si Amrouche existe, c'est à lui que nous le devons, Guy Dugas – à partir d'inédits du fonds Emmanuel Roblès-patrimoine Méditerranéen qu'il a fondé à l'université de Montpellier III – montre combien Armand Guibert fut son véritable pygmalion en matière d'écriture poétique et critique. Tous deux ont été des exemples rares : poètes racés, traducteurs émérites, éditeurs perspicaces (d'un point de vue littéraire et non financier !) et formidables passeurs en poésie jusqu'à éclipser leurs propres œuvres. Dans Du poétique au politique, Jean Amrouche compagnon de route d'André Gide, Pierre Masson suggère que le premier, pétainiste comme la majorité des écrivains et de la population d'Algérie, fut formé politiquement par le second – antivichyste et anticommuniste notoire – jusqu'à se métamorphoser en un interlocuteur privilégié du général de Gaulle. Le dossier se clôt par des documents et textes inédits de Jean Amrouche provenant du fonds précité. Nous retrouvons Pierre Masson et Guy Dugas dans le recueil Gide et Amrouche, Correspondance 1928-1950(2). D'une amitié difficile mais exemplaire, moins mouvementé que dans sa correspondance avec Jules Roy (1985), Jean se révèle ici dans toute son ambivalence. Dans près de 150 lettres échangées, il est, de 1937 à 1943, plus préoccupé de métaphysique et de poétique que de politique. A partir de 1943, au moment où Gide et Amrouche sont à Alger, le premier introduit le second dans les milieux politiques (il lui présenta le général de Gaulle) et médiatiques (il facilitera son accès à Radio Alger). On sait aussi que Gide patronna la revue L'Arche (28 numéros parus entre 1943 et 1948), de l'éditeur Edmond Charlot, à Alger puis à Paris, une publication qui devait rivaliser sinon remplacer La Nouvelle Revue Française – collaboratrice sous l'occupation allemande – si ce n'étaient les piètres qualités de gestionnaire de son directeur Amrouche. Cette correspondance apporte des éclairages nouveaux non seulement sur les débuts radiophoniques de ce dernier qui devint véritablement un homme de parole et de dialogue (il inventa l'entretien littéraire au point d'en faire un genre), mais aussi des dernières années de Gide (mort en 1951), excessivement protégé par son «clan» auquel n'appartiendra jamais Amrouche en dépit de ses efforts. En filigrane, se perçoit une histoire personnelle des deux hommes derrière l'Histoire en train de se faire : des célèbres démêlés de Gide avec les communistes (s'opposant à son ami admirant le poète résistant Aragon) aux déchirements d'Amrouche dus à sa «monstrueuse» hybridité culturelle découverte au moment de sa désespérance face à l'échec violent d'une politique gaullienne avec les massacres du 8 mai 1945. L'Eternel Jugurtha, son véritable autoportrait paru en 1946, est en cours de gestation car, même s'il est parfaitement et culturellement Français, il est toujours considéré par certains comme un «bougnoule» (le mot de Mauriac qualifiant dédaigneusement Saint Augustin). Une cruelle leçon à méditer aujourd'hui sur les prétendues assimilations/intégrations prônées par de faux apôtres dans un monde où triomphe le communautarisme face au métissage culturel, une excellente thématique littéraire, mais bien douloureuse expérience humaine. L'ouvrage s'achève avec une trentaine d'annexes : des textes de Amrouche sur Gide dans les revues Mirages (Tunis), Jeunesse vaincra (Rabat), Elites françaises et Le Littéraire (Paris) et un important dossier sur L'Arche : «Appel» de Gide, «Manifeste» d'Amrouche et statuts de la SCA L'Arche, cosignés par Gide et Amrouche, bien sûr, mais aussi de Charlot et Jacques Lassaigne. Bref, nous sommes en présence d'un monument en matière d'histoire littéraire, discipline assez négligée et pourtant cheville ouvrière de tout discours critique. -1- Expressions maghrébines, Université de Barcelone, volume 9, n°1, été 2010, 219 p, «La famille Amrouche». (Pour acquérir cette publication en dinars, écrire à martasegarra@ eb.edu ou consulter le site www.limag.com). -2- Pierre Masson et Guy Dugas (sous la direction de), «Gide et Amrouche, Correspondance 1928-1950», Lyon, Presses Universitaires de Lyon (collection Gidiana), novembre 2010, 350 p.