Si ce n'est pas nous, les gens ne trouveront pas de quoi creuser les tombes pour enterrer leurs morts». Fort de ses 65 ans, Saïd Meddahi a passé le gros de sa vie à marteler le fer. Très vénéré par ses camarades du métier, ce vieux tient une baraque de fortune qui fait office d'atelier de la forge au centre-ville de Bordj Menaïel, à 30 km à l'est de Boumerdès, l'un des rares ateliers encore en activité en kabylie, voire même en Algérie. Ces petites fabriques traditionnelles remontent à l'époque turque. On peut y trouver tous les outils dont on a besoin pour le travail de la terre, tels que les binettes, les cisailles, les pioches, les haches, les marteaux, les coupes-grillage, les coteaux…etc. Aâmi Saïd exerce son métier avec des moyens rudimentaires aux côtés de cinq autres forgerons qui tentent tant bien que mal de perpétuer un métier en voie de disparition. «Nos baraques font partie de la mémoire de la ville. Avant la conquête coloniale, l'endroit était un point de relais pour les cavaliers. Ceux-ci y observaient une halte pour s'y reposer, vendre leurs chevaux ou leur placer des fers aux sabots. D'où le nom de Bordj Menaïel, tiré du mot imnayen qui signifie ''les cavaliers''», précise notre interlocuteur, les vêtements noircis par le charbon et la fumée qui se dégage de la forge après les soufflets du feu. Un exercice nécessaire auquel il s'adonne journellement pour rendre le fer plus mou afin de pouvoir lui donner une forme en le martelant sur l'enclume. La barbe et les moustaches bien taillées, le sexagénaire nous raconte passionnément les péripéties de son métier et sa relation avec le fer. «J'ai appris ce métier de mon père. En 1958, nous étions là. A l'époque, nous fournissions des chutes de fer aux moudjahidine pour fabriquer des bombes», se souvient-t-il. Un métier en voie de disparition Aâmi Saïd et ses semblables sont tous issus du village Ihadaden (les forgerons), sis sur les hauteurs de la commune de Timezrit. «Mes ancêtres étaient très sollicités au temps des Turcs et durant les années ayant suivi la conquête de l'Algérie par la France en 1830. Certains ont été extradés vers le grand Sahara pour avoir fourni des épées et des haches de guerre aux résistants de Hadj Mohamed Zaâmoum et El Hadj Ahmed Bendahmane dans la région de Naciria et Béni Amrane», relate-t-il. Aujourd'hui, ce sont les agriculteurs qui achètent les produits de ces forgerons qui travaillent dur pour nourrir leurs enfants. «On a des clients qui viennent de partout, de Bouira, Lakhdaria, Boudouaou, voire même de Blida. Car il y a des outils qu'on ne trouve pas dans les quincailleries», précise Salem Redouane (42 ans). Père de six enfants, ce forgeron arrive à peine à s'en sortir avec son métier. «Tout est cher. On achète le charbon à 700 DA/le quintal. En plus, le fer est très rare. On utilise les rejets des ateliers mécaniques, les amortisseurs de voitures et les rails des camions accidentés», explique-il. Son ami Abaziz Ali (40 ans), se plaint des entraves dressées devant eux par les autorités locales quant à l'amélioration de leurs conditions de travail. «Ils (les responsables, ndrl) ne nous ont jamais aidés. Au contraire, ils veulent nous chasser d'ici sous prétexte que nous faisons beaucoup de bruit quand nous frappons le fer. On n'a même pas de registre de commerce. On a réclamé des cartes d'artisan, mais on nous a exigé de payer au préalable 6000 DA d'assurance», regrette-t-il. Aâmi Saïd, lui, espère obtenir une autorisation et une aide pour acquérir un four électrique. «J'ai mal au bras. Je ne peux plus souffler le feu et frapper le fer pour longtemps», marmonne-t-il. Sa demande trouvera-t-elle un écho auprès des services devant veiller à la sauvegarder des métiers en voie de disparition ?