Renvoyé une première fois après le retrait des avocats, le procès du journaliste freelance Mohamed Talmat s'est ouvert hier au tribunal de Sidi M'hamed, en présence de son collectif d'avocats. Il est poursuivi pour «outrage au président de la République et aux institutions de l'Etat» en vertu des articles 144 bis et 146 du code pénal qui prévoient une amende de 100 000 à 500 000 DA. Sa mise sous mandat de dépôt pour un délit non privatif de liberté a suscité la colère de ses avocats, qui avaient refusé de plaider sans sa mise en liberté, mettant la juge, Fatiha Belhaloui, devant un dilemme, d'autant que le rapport de l'enquête préliminaire porte l'en-tête et le cachet du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), une structure qui a été dissoute par décret présidentiel. Hier, les six avocats de Talmat — Mustapha Bouchachi, Noureddine Benissad, Amine Sidhoum, Bachir Mechri et Mohamed Hassani — se sont succédé à la barre pour plaider l'annulation de la procédure. Tous dénoncent les vices de forme qui entachent le dossier. Me Sidhoum s'interroge sur le fait qu'«un rapport avec l'en-tête du DRS soit accepté par le parquet et surtout par le juge, garant des libertés individuelles». Abondant dans le même sens, Me Mechri refuse «de cautionner ou de taire les violations». Pour lui, il s'agit d'«une erreur qu'il faut corriger en annulant tout simplement la procédure». Du fond du box, Talmat demande la parole et la juge lui répond : «Votre défense a pris suffisamment de temps pour vous défendre.» Elle prend note et décide de joindre l'examen des demandes à celui du fond, puis se retourne vers le prévenu : «Vous êtes poursuivi pour les articles que vous avez publiés entre le 21 et le 23 juin 2016, sur votre site électronique et les réseaux sociaux, contenant des propos jugés diffamatoires, insultants et outrageants à l'égard du président de la République, du Premier ministre, son épouse et sa fille, du ministre de la Défense nationale, de la ministre de l'Artisanat, du commandant de la 4e Région militaire, le général Abderrazak et son fils. Qu'avez-vous à répondre ?» «Mme Sellal utilisait le statut de son mari…» Mohamed Talmat tire deux feuilles manuscrites et précise : «Le poème qui concerne le Président a été écrit il y a plus de trois mois. Il s'agit de ‘hidj'a'(critique) et non pas de diffamation. Visiblement, il ne différencie pas entre les deux.» La juge l'interrompt pour le sommer de ne pas reprendre les mots qu'elle estime diffamatoires à l'égard du Président. Le prévenu se lance dans des explications : «J'ai dit qu'il était un fraudeur parce que les élections de 2004 ont été en sa faveur par la fraude, tout comme celles de 2009 et de 2014. Je ne l'ai pas insulté. J'ai dit qu'il était coupable.» La juge : «Accepteriez-vous, en tant qu'Algérien, qu'on écrive sur vous ce que vous avez publié et que je ne peux lire à haute voix par respect pour cette audience ?» Le prévenu : «Je ne l'ai pas outragé. C'est un homme public que j'ai eu à connaître dans les années 1990 et il m'a même proposé un poste en 1999 que j'ai refusé. Je connais ses défauts et j'en ai parlé. Sa mère était…» La juge le rappelle à l'ordre en le menaçant de l'inculper une seconde fois. La défense intervient et tente de raisonner Talmat sans pour autant calmer la magistrate. Le prévenu dit : «J'ai dit qu'il était maudit…» avant d'être stoppé net par la juge : «Parlez avec respect. Défendez-vous sans relire les mots diffamatoires que vous avez utilisés dans vos écrits.» Les avocats s'agitent, ils tentent de calmer leur mandant, en vain. L'un d'eux, Me Mechri, se retire. Le prévenu : «Je ne peux me défendre sans me référer à mes textes.» Talmat ne cesse de répéter qu'il a parlé de «l'homme» qu'il a connu et de «ses défauts» et non pas du Président. «Comment pouvez-vous étaler les défauts de votre ami, comme vous le dites ? Même le Prophète l'interdit…» Tamalt s'offusque du fait qu'il ait été interpellé par les services de lutte antiterroriste à Londres, en Grande-Bretagne, où il réside, «parce j'ai écrit sur la fille du Premier ministre Abdelmalek Sellal». La juge : «Vous avez diffamé deux généraux de l'armée…» Tamalt répond : «J'ai parlé de leurs enfants. Ils sont responsables des actes de leur progéniture ? J'ai le droit de les critiquer. Ce sont des hommes publics.» La juge le ramène aux propos tenus contre l'épouse du Premier ministre et le prévenu s'explique : «J'ai évoqué Mme Sellal parce qu'elle utilisait la position de son époux pour faire pression sur les autorités afin que son association, l'Imzad, domiciliée à Tamanrasset, puisse obtenir des privilèges.» La magistrate revient à la charge : «Vous avez utilisé des mots qui portent atteinte à la dignité de l'épouse du Premier ministre et à la ministre de l'Artisanat…» Tamalt : «Je n'ai offensé personne. J'ai critiqué des personnalités publiques.» La juge se tourne vers le procureur, qui requiert deux ans de prison ferme et 500 000 DA d'amende. Les avocats vont tous plaider l'annulation de la procédure en revenant sur les vices de forme qui l'entachent. Me Benissad commence par rappeler les conditions dans lesquelles le prévenu a été mis en prison, marquées, selon lui, par plusieurs violations du droit, dont l'absence de la plainte préalable exigée par l'article 146 du code de procédure pénale. «Les généraux sont responsables des actes de leurs enfants» Me Hassani souligne que Tamalt est poursuivi en vertu des articles 144 et 144 bis qui ne prévoient pas de peine privative de liberté et se demande ce que fait le prévenu en prison. Me Sidhoum n'y va pas avec le dos de la cuillère. «Je ne peux aller vers le fond du dossier si la procédure est dès le départ biaisée», lance-t-il avant d'exhiber quelques documents. Il se demande comment la juge a pu accepter un dossier présenté par une structure, le DRS, officiellement dissoute par décret présidentiel : «J'ai ici le courrier daté du 24 juin, transmis par le parquet à la police judiciaire, demandant la confiscation du passeport de Tamalt. Or, à cette date, ce dernier n'était même pas encore convoqué ou entendu. Son inculpation a eu lieu le 27 juin. Comment expliquer cela ? Est-ce une erreur ? Comment le parquet peut-il demander deux ans de prison ferme pour des faits qu'il a lui-même qualifiés en vertu des articles 144 bis et 146, qui prévoient des amendes et non la prison ? N'aurait-il pas suffi de le faire convoquer et de le faire comparaître directement ? Pourquoi autant de violations ? Je peux croire que le parquet puisse se tromper, mais pas le juge, garant des libertés. Volontaire ou involontaire, l'erreur d'avoir décidé d'un mandat de dépôt doit être corrigée.» Me Bouchachi s'offusque de l'état de la justice : «Nous avons tous failli. Nous n'avons pas pu construire un Etat, une justice et une société.» Et de revenir sur les points déjà cités par ses confrères, réclamant aussi l'annulation de la procédure. Contre toute attente, la juge annonce la mise en délibéré de l'affaire et, une heure plus tard, elle rend sa décision. D'abord la requalification des faits. Le prévenu n'est plus passible d'«outrage au Président», l'article 144 bis qui prévoit des amendes. La juge a retenu plutôt l'article 144 qui stipule : «Est puni de 2 mois à 2 ans et d'une amende de 1000 DA à 500 000 DA, ou de l'une de ces deux peines seulement, quiconque, dans l'intention de porter atteinte à leur honneur, à leur délicatesse ou au respect dû à leur autorité, outrage dans l'exercice de leurs fonctions ou à l'occasion de cet exercice, un magistrat, un fonctionnaire, un officier public, un commandant, ou un agent de la force publique, soit par paroles, gestes, menaces, envoi ou remise d'objet quelconque, soit par écrit ou dessin non rendu public. Lorsque l'outrage envers un ou plusieurs magistrats ou assesseurs jurés est commis à l'audience d'une cour ou d'un tribunal, l'emprisonnement est d'un an à deux ans. Dans tous les cas, la juridiction peut, en outre, ordonner que sa décision soit affichée et publiée dans les conditions qu'elle détermine, aux frais du condamné, sans que ces frais puissent dépasser le maximum de l'amende prévue ci-dessus.» De ce fait, la juge a condamné Tamalt à la peine maximale, soit deux ans de prison ferme assortie d'une amende de 500 000 DA. Surpris, ses avocats ne comprennent pas ce qui s'est passé. L'article 144 ne correspond pas aux personnes citées dans les articles du journaliste. Ils y voient une autre «aberration» contre laquelle ils comptent interjeter appel.