Prenant une dimension industrielle, ce trafic draine jusqu'à 15 milliards d'euros/an. Ces deux dernières années, le pillage des sites archéologiques et le trafic des biens culturels ont tendance à prendre une échelle industrielle, constatent, à l'unanimité nombre d'archéologues, historiens, experts et institutions internationales. Avènement du «Printemps arabe» aidant, les conflits armés qui embrasent certains pays d'Afrique et surtout du Moyen-Orient ont ravivé le marché mondial souterrain des biens culturels et des antiquités, après une relative accalmie. On estime que le trafic illicite de ces biens culturels s'est sinistrement propulsé au 3e rang des commerces illicites dans le monde, après les armes et la drogue. Une activité qui s'est avérée fort lucrative, puisque les revenus annuels brassés par les filières de la grande criminalité transnationale et du terrorisme oscillent entre 6 et 15 milliards d'euros. Malgré les appels récurrents, déclinés sous tous les refrains et qui revendiquaient de le prendre plus au sérieux, ce n'est qu'à la suite des derniers attentats de Paris que la communauté internationale s'était enfin rendu compte de l'ampleur du danger induit par le fléau. D'autant que le lien entre les organisations terroristes, «Daech» en particulier, et le trafic des biens culturels n'est plus contestable. En témoigne, rien qu'en Irak et en Syrie, des chiffres qui situent le trafic des antiquités du «sang» entre 1% jusqu'à 15 à 20% des ressources de l'organisation, fait ressortir un rapport approfondi sur la préservation du patrimoine mondial lors de conflits armés, réalisé, à la demande de l'Elysée par le musée du Louvre, et ce, quelques jours après les attaques du 13 novembre 2015. Après les ventes en contrebande du pétrole, c'est donc le deuxième mode de financement du sinistre Daech. «La mise à sac en règle de plusieurs sites historiques et archéologiques dont ils se sont emparés à Alep, Palmyre, Nimrud, Hatra, Uruk, Cyrène, pour ne citer que ceux-là, a permis aux djihadistes affiliés à l'EI de s'assurer un pactole s'élevant entre 200 et 250 millions d'euros, et ce, par l'intermédiaire de ce qu'ils appellent ‘‘Diwan al Rikaz, Département des antiquités'', qui a pour mission la délivrance de permis de fouilles en échange de ‘‘dîmes'', dont doivent s'acquitter les fouilleurs», nous a précisé, dans une précédente déclaration, Badra Gaaloul, présidente du Centre international des études stratégiques sécuritaires et militaires (CIESSM), basé en Tunisie. Charte déontologique Outre les monuments partis en éclats, les antiquités, manuscrits et objets volés pour s'offrir des armes plus destructrices et les sols transformés en véritable gruyère -plus de 10000 trous sur le seul site d'Apamée en Syrie- par leurs hommes de main, en quête de trésors à revendre, les terroristes de Daech cherchent surtout à «commercialiser pour effacer la mémoire du monde et nier l'existence de la culture internationale qui les hérisse au plus haut point», analysent archéologues et muséologues. Aux yeux de l'un d'entre eux, Saïd Dahmani, historien et ex-conservateur du musée d'Hippone (Annaba), «dans les zones contrôlées par Daech, des milliers de paysans et villageois syriens et irakiens vivent des fouilles clandestines, autrement dit les pillages de subsistance dont l'EI récupère des dîmes et taxes. Ces villageois ignorent qu'ils sont en train d'effacer des pages entières de l'histoire de leurs pays, voire de toute l'humanité». C'est parce que la menace est aujourd'hui à ses portes que l'Europe a décidé d'agir et de frapper fort au portefeuille de Daech en lui coupant l'une des principales sources d'approvisionnement, à savoir le pétrole et les biens culturels. Pour y parvenir, désormais, il n'est plus question de petits pas mais de longues enjambées. En effet, ont, entre autres, été rediscutés lors du G20 de février dernier, les nouveaux mécanismes et dispositifs nécessaires à mettre en place en vue d'un meilleur contrôle et suivi du marché international des antiquités et biens culturels. La finalité étant l'instauration d'une charte déontologique internationale exclusivement consacrée à ce marché. Dans cette perspective, des propositions concrètes ont déjà été définies afin de «faire reculer l'anonymat dans l'économie, de mieux surveiller les flux et de renforcer les capacités de l'Europe à assécher les flux financiers», insistaient des dirigeants européens devant les responsables de l'Unesco le 17 novembre 2015. Dorénavant, pour être éligibles au «droit d'asile» sur le territoire européen et pouvoir y «immigrer» légalement, les œuvres d'art et les biens culturels issus de l'étranger devraient préalablement passer au scanner des autorités et institutions, de prés ou de loin concernées. Aura-t-il donc fallu que cette même Europe soit touchée à son cœur pour qu'elle décide enfin de déclarer la guerre aux antiquités souillées de sang ? A en croire le juriste, Dr. Kamel Rahmaoui, spécialiste dans le domaine du trafic illicite des biens culturels, la réponse est affirmative et ce, bien que quelques mois avant les frappes de Paris, note-il, les prémices de cette guerre étaient déjà perceptibles. En effet, précise l'universitaire que nous avons interrogé, le Conseil de sécurité de l'ONU avait adopté, 12 févier 2015, la résolution 2199. Celle-ci vise à renforcer l'interdiction du commerce des antiquités et des biens culturels servant au financement du terrorisme. Cette résolution, fera-t-il remarquer, était intervenue à un moment où le pillage du patrimoine, en Irak, notamment à Mossoul, Nimrud et Bakhdida, avait atteint un seuil intolérable. Des indices à même d'illustrer l'ampleur des dégâts perpétrés, ou en cours, par Daech. Cartel turc Sur les 2000 sites archéologiques que compte l'Irak, 1200 seraient sous le contrôle de l'EI. Ce commerce constitue aujourd'hui la 2e source de financement de Daech après le pétrole, fait-il savoir. Et le professeur -faculté de droit de Guelma- d'ajouter : « ….d'après les derniers rapports de la CIA, cette contrebande aurait déjà rapporté aux terroristes de l'EI entre 6 et 8 milliards de dollars.» Aujourd'hui, le trafic d'antiquités et autres œuvres d'art s'est avéré une manne financière conséquente pour Daech, après le pétrole. Comment pourrait s'y prendre l'organisation terroriste face à la chute des cours du baril et la mobilisation du couple Occident-Russie pour barrer la route à ses convois pétroliers ? «Avec l'effondrement des cours du pétrole, lequel constitue la première source du financement du terrorisme de l'EI, il est à craindre que le pillage des sites archéologiques en Irak et en Syrie progresse d'une manière plus dangereuse», s'inquiète Dr Rahmaoui. D'autant que, argumente-t-il, «les images souvent relayées par la surveillance satellitaire depuis 2011, montrent clairement que la cité gréco-romaine en Syrie a connu 14 000 fouilles clandestines. Un vrai massacre de l'histoire, quand on sait que ces lieux renferment de véritables trésors». Connue de tous les Etats européens, cette situation alarmante ne cesse de prendre de l'ampleur. En cela, explique-t-il, «elle est encouragée par une législation libérale de certains pays d'Europe, de musées très peu scrupuleux de l'origine des biens culturels et de l'aisance financière de certains pays comme l'Allemagne et particulièrement München (Munich), plaque tournante de ce trafic où se côtoient les cartels turcs qui s'occupent de l'acheminement des biens volés, souvent aidés par des Libanais». Aux yeux du juriste, si les terroristes de l'EI font de la propagande en diffusant des images de destruction de biens culturels, c'est en réalité «pour mieux cacher le trafic auquel ils se livrent. Seuls sont détruits les biens lourds difficiles à transporte, les autres sont soigneusement stockés et livrés en temps utiles à des intermédiaires internationaux». Mieux, Pr Rahmaoui estime qu'«il est un secret pour personne que l'EI possède ses propres archéologues et un impressionnant matériel de fouilles issus d'Europe et d'Amérique». Appui à l'Algérie A ce titre, «seule l'union des Etats peut mettre un frein à cette criminalité transnationale», préconise-t-il. Car, tel que le fait ressortir l'imposant rapport du célèbre musée du Louvre, dressé à la demande de l'Elysée, au lendemain des attentats de novembre à Paris, «le pillage et le trafic de biens culturels sont l'affaire de tous. Ces fléaux ne touchent pas seulement la communauté archéologique, mais également les populations locales, en laissant exsangues des régions, voire des pays, de leur potentiel d'attractivité pour le tourisme. Ces activités illégales entraînent une chute de l'économie et un appauvrissement qui, cumulés aux autres difficultés, aggravent les difficultés économiques locales en plus de contribuer à la destruction de l'Histoire humaine..». Notre pays est également durement frappé par le phénomène et l'Europe le sait. C'est, peut-être, la raison pour laquelle elle a décidé d'aider nos archéologues et universitaires à consolider leurs connaissances en matière de gestion et de préservation du patrimoine culturel matériel et immatériel à travers le programme d'appui à la protection et la valorisation du patrimoine culturel en Algérie. Selon des sources proches du secteur, aurait, ainsi, été lancés, mi-mars dernier, des cycles de formations destinés aux personnels et scientifiques intervenant dans le domaine. Une initiative qui intervient dans un contexte de guerre sans merci déclarée par l'Europe contre le trafic illicite des biens culturels, dont le lien avec le terrorisme international est bien réel. A ce sujet, l'historien et archéologue Dr. Dahmani, a tenu à souligner : «Le trafic de biens culturels a existé et existe toujours en Algérie. Mais durant la décennie noire, ce trafic avait connu un essor prodigieux. Or, son rapport avec l'activité terroriste n'était pas aussi évident qu'il ne l'est aujourd'hui avec l'apparition de Daech.» Autrement dit, précisera-t-il, ce type de trafic n'était pas une source de financement avérée pour les réseaux terroristes algériens, et ce, bien qu'il ne soit pas moins délétère et destructeur. Et l'archéologue d'ajouter : «Les terroristes de la décennie noire avaient d'autres sources de revenus qui étaient essentiellement basés en Arabie Saoudite, c'est-à-dire des financements issus de l'extérieur.» Néanmoins, insiste-t-il, le trafic illicite des biens culturels dont sont, à ce jour, victimes plus d'un site archéologique du pays demeure, tout de même, une forme de criminalité à ne pas négliger, car dangereusement néfaste et s'apparente au terrorisme.