On ne peut visiter l'ancienne ville sans forcer ses jambes à arpenter plus de 20 grands escaliers qui lézardent son étendue, qui l'ornent aussi. Vue d'en haut, la vieille ville ressemble à un damier tracé par des dizaines de ruelles et d'escaliers qui dévalent tous vers l'avenue principale, qui est aussi le point le plus bas de la ville. Cette situation agréablement insolite revient à la configuration spatiale qui caractérise l'ancienne Rusicade. Celle-ci se niche en fait entre deux monts, le Skikda ou le Mouader (et non Bouabbaz), à l'est et le Bouyala, à l'ouest. La majorité des quartiers de la ville historique campe sur ces deux élévations, dont les pentes vont de 5 à 25%. Ainsi, le moindre déplacement implique soit l'emprunt de ruelles, toujours en pente, soit la montée d'escaliers. Cela donne à Skikda un cachet urbanistique assez distinct, porté par des milliers de marches devenues depuis un support de mobilité et aussi un vecteur de proximité sociale. Les escaliers Romains de Rusicade La grande partie de ces escaliers se concentre dans la zone ouest de la vieille ville. Cette partie même, qui, depuis l'avènement de la colonisation, a toujours été une zone populaire. On y trouvait le quartier Napolitain avec ses ambiances italiennes, le Zkake arabe et ses essences algériennes, et aussi le Mont-Plaisant, européen. La zone Est était, quant-à-elle, exclusivement militaire. Ceux qui y habitaient appartenaient, le plus souvent, à la classe dirigeante, militaire, soit-elle, ou civile. Seulement, l'histoire des escaliers de la ville ne remonte pas à la période coloniale comme on aurait tendance à le croire. La France coloniale n'a, en réalité, pas inventé l'ancienne Philippeville. Elle n'a fait que suivre, et rigoureusement, le tracé laissé par les romains avec ses rues et tous leurs escaliers. Topographiquement parlant, Philippeville n'est qu'une copie conforme de Rusicade, la romaine, et les escaliers en faisaient déjà partie de son espace. Les plus connus de ces escaliers romains se trouvaient sur l'emplacement même de Drouj Chibouni, les actuelles marches donnant sur le théâtre romain. Dans ces lieux et au début de la colonisation, le génie militaire français déterrait déjà un escalier romain de plusieurs marches. Ceci était pour l'histoire. Retour au présent. ESCALES, ANECDOTES ET HISTOIRES Drouj Skikda se différencient les uns des autres par leurs portées, leurs proportions et surtout par leurs appellations originales imprégnées de fantasme, d'anecdotes et d'histoire aussi. Drouj El Kadi, Drouj El Bouchoune, Drouj El Bahri, Drouj El Ghoula, Drouj El Piroqui, Drouj Ettesswira, Drouj Zigzag et plein d'autres appellations inédites que la mémoire collective entretient encore. Et jalousement. En voici quelques-uns des plus importants et des plus exotiques aussi. D'abord, il y a Drouj El Bahri (escaliers de la brise marine), les plus hauts de tous. Ils se perchent non loin de l'hospice des vieillards. Ils méritent bien leur dénomination puisque se trouvant dans un couloir d'air marin, ils sont agréablement balayés, l'été, surtout, par de fraîches brises. En bas, et plus à gauche, se trouvent Drouj Zig-Zag, (escaliers en zigzag), d'autres les appellent Drouj El Mouhal (escaliers de l'impossible). Et comme leur sobriquet l'indique, ces escaliers se distinguent de tous les autres par leur agencement perpendiculaire. Du point de vue excentricité, ils restent les meilleurs de tous. Hauts de plus de 30 m, ils sont formés par une dizaine de volées qui s'entrecroisent verticalement pour constituer une véritable œuvre d'ingéniosité. Remonter encore Drouj Sebaâ Bier Dans ce même périmètre, on retrouve Drouj Houmet Ettalyène (escaliers du quartier napolitain) qui font partie des escaliers les plus longs de la ville. Ce quartier comprend d'autres escaliers, comme ceux dits Drouj El Colisi (escaliers du Colisée) en référence au cinéma Colisée et aussi Drouj Rialto, qui longent la salle de cinéma portant le même nom. On y retrouve aussi Drouj El Habs (escaliers de la prison) érigés lors de la construction de la prison de la ville en 1846. En quittant le quartier napolitain, on s'incruste, plus au sud, dans le quartier Sebaa Biar, en référence aux sept citernes romaines qui, vingt siècles après, continuent d'alimenter en AEP une bonne partie du vieux Skikda. Dans ce quartier de dockers se trouve une multitude d'escaliers. D'abord, il y a Drouj la Crèche ou Drouj Ettaswira (escaliers de l'image) qui longent l'ancien jardin d'enfants du Croissant-Rouge algérien. Mais pourquoi Drouj Etasswira ? Cette appellation étrange est tirée en fait de l'imaginaire populaire. On avançait, à une époque pas trop lointaine, que la nuit venant, l'image d'une dame se dessinait sur les murs rasant ces escaliers. De vieux Skikdis racontent que cette appellation trouverait plutôt ses essences «dans la présence d'une statuette de la vierge Marie qui se trouvait nichée juste à l'angle de la rue donnant sur ces escaliers. C'est cette statuette, disparue depuis et dont il n'en reste que la niche toute vide, qui a nourri l'imaginaire des enfants et des jeunes Skikdis jusqu'aux années 1970». Non loin, se trouvent Drouj Ricousse du nom de la clinique du docteur Ricoux. Ils parachèvent la pente la plus vertigineuse de Skikda qui donne, plus en amont, sur l'immeuble Bel-Air, puis l'immeuble des dockers. Durant l'ère coloniale, cette pente était appelée Aâkbat Bartocha, du nom d'une vieille qui s'adonnait au ramassage et la vente de bois. Quand Ali Sid faisait face à Aussaresses Non loin de là on retrouve Drouj Khanzira (escaliers de la cochonne). Ils viennent en impasse et donnent sur la rue Mellet, où habitait, durant la guerre de Libération, un certain Aussaresses, tortionnaire de triste mémoire. Khanzira, à en croire de vieux Skikdis, serait une vieille femme qui habitait un petit logement lugubre donnant sur ces escaliers. Un peu plus loin, il y a Drouj Ben Omrane qui s'offrent sur deux grands volets. Ces escaliers gardent à ce jour une connotation très nationaliste puisqu'ils ont vu la création de la première école privée algérienne en 1947. C'était l'œuvre du défunt Ali Sid, qui offrait aux enfants skikdis et sous couvert du MTLD un espace de savoir. Les premiers instituteurs de cet établissement furent la martyre Yemmouna Guamouh et un certain… Ali Kafi. C'est dans ces lieux aussi que vivaient les valeureux moudjahidine de Skikda, Salah Mellouki, Majid Belhaji et Abdelhamid Bouthelja, le fameux Dillinger. Plus en bas et près du lycée Ennahda se trouvent Drouj Hammam Castel, d'autres disent Hammam Ben Kaza, qui n'était fréquenté que par les Européens. On raconte même que ce lieu était notoirement connu pour être malfamé. D'autres encore jugent que la dénomination Castel ferait référence à la brique romaine du même nom qu'on utilisait pour le drainage du trop-plein des puits romains qui pullulent à ce jour sous le sol du vieux Skikda. Dans la continuité, se trouvent Drouj El Ghoula (escaliers de l'ogresse) situés plus haut pour mener à la rue des Aurès. La mémoire collective raconte que ce patronyme, pour le moins menaçant, serait lié à une légende ancienne qui cherchait beaucoup plus à faire peur aux petits garnements turbulents en leur racontant que la nuit venue, une grande ogresse sortait pour occuper ces escaliers. Ainsi, les parents étaient assurés que leur progéniture ne risquait pas de sortir le soir. Tabouni est en réalité le nom d'un colon Maltais A côté, il y a Drouj Tabouni qui donnent sur la rue Ali Abdennour. Mais pourquoi Tabouni ? Tabouni est en réalité le nom d'un colon maltais qui habitait une maison de maître donnant sur ces escaliers. C'était un richissime colon qui disposait d'une Salmson, une prestigieuse voiture de collection, et sa femme passait pour être une duchesse. Ce richissime maltais, racontent les vieux Skikdis, vouait une grande dévotion à Ben Aroua ou Lemrabat Abdellah un autre saint patron de Skikda. Plus en bas, au quartier Zkake-Arabe (quartier arabe) et non Souika, comme disent les jeunes d'aujourd'hui, on trouve Drouj El Bouchoune (escaliers du bouchon) dont la construction remonte aux années 1860. Ces escaliers traversent sur plusieurs volées un large pan d'immeubles pour relier les hauteurs de la mosquée Sidi Ali Dib aux ruelles basses de Zkake-Arabe. L'origine de cette appellation est en relation avec une ancienne fabrique de bouchons qui existait bien avant l'indépendance. Non loin, se trouvent Drouj Birichou. En fait, il s'agit de Berrichon, le propriétaire d'un grand immeuble, dit Dar Birichou que louaient des Algériens. Le martyr Ali Abdennour est né dans ces lieux. Non loin, s'élèvent depuis 1840 Drouj El Kadi qui épousent l'enceinte de la mosquée de Sidi Ali Dib, le saint patron de Skikda. Ces escaliers donnent sur l'entrée de Dar El Kadi où officiait au temps de la colonisation le tribunal indigène. Au quartier du Mont-plaisant, se trouvent Drouj Siafa. Ce sont incontestablement les plus larges de la ville. Ici étaient passés les Med Harbi, Med Seddik Ben Yahia, Farhat Abbès, BelaÏd Abdesslam… Pour les escaliers de la zone est de Skikda, on trouve Drouj El Piroki (escaliers du perroquet) qui donnent sur la rue Mahmoud Nafir. Leur sobriquet est tiré de la présence d'un petit kiosque, qui existe encore, et qui servait de petit magasin à un oiseleur (vendeur d'oiseaux). Non loin, il y a Drouj Les Sœurs, par rapport à un établissement scolaire qui portait le même nom. Ces escaliers furent gravement endommagés suite à un bombardement de l'aviation allemande et italienne au courant de la Seconde Guerre mondiale. Plus loin, existent Drouj Rivoli, en référence à une salle de cinéma du même nom et Drouj les HBM en référence à l'immeuble portant le même nom. La virée se termine à Drouj Ellyci (escaliers du lycée), ceux du lycée Larbi Tebessi, ex-Luciani. Ils sont formés de deux portées et leurs marches ont vu passer tant de lycéens algériens durant la période des nationalistes du PPA/ MTLD jusqu'à nos jours. Ici étaient passés les Mohamed Harbi, Mohamed Seddik Ben Yahia, Dalil Boubekeur, Farhat Abbès, Belaïd Abdesslam et tant d'autres illustres personnages historiques et scientifiques du pays qui suivaient leurs cours dans ce lycée qui, à lui seul, reste toute une autre histoire. C'était là l'essentiel, car les escaliers à Skikda il en reste encore, et beaucoup même, mais leur évocation nécessiterait beaucoup d'autres pages. A vous donner le tournis.