Il existe souvent des phénomènes auxquels on prête peu d'attention. On pense que c'est bénin et marginal, alors que les conséquences peuvent être énormes, parfois au sens négatif du terme. Les managers sont souvent trop pris à résoudre les problèmes quotidiens pour réfléchir à toutes les implications des problèmes «mineurs» qu'ils rencontrent. Ceci explique pourquoi une spécialisation des tâches existe dans les grandes et les moyennes entreprises. On spécialise généralement le contrôle de gestion dans le rôle des analyses et des recommandations, car les structures opérationnelles «Line» sont tellement occupées qu'elles n'ont pas le luxe de prendre du recul et d'analyser. Si l'institution ne fait pas attention à son mode de fonctionnement, des groupes d'individus se forment sur la base de «priorités subjectives différentes». Un individu normal dérive ses croyances et ses pensées de son expérience et de sa mission au sein de l'institution. Si les anticipations ne sont pas gérées convenablement, l'entreprise aura une culture éparpillée, des sous-clans partout et on aura des institutions éclatées. Les cas les plus reconnaissables seraient lorsque les financiers adoptent des attitudes, des comportements et des idées différentes des producteurs et des marketers au sein d'une même entreprise. Chaque groupe défend plus sa structure que l'entreprise. Il se représente l'institution à travers la loupe de sa structure. Il va échafauder des idées comme quoi sa structure est la plus importante, celle dont l'entreprise ne peut se passer et, par conséquent, elle doit recevoir plus de considération, de ressources et d'autorité que toutes les autres. Bien sûr, ils ne le revendiquent pas haut et fort comme cela, mais ils pensent et agissent ainsi. Ce ne sont pas uniquement les entreprises économiques qui sont victimes de cet éparpillement. Les institutions non économiques sont connues pour avoir des tiraillements plus graves, en fonction des divergences d'intérêts et de position au sein de ces organisations. Les dangers de l'effet Brownien Christian Barnard (1886-1961), praticien chercheur dirigea l'ATT, entreprise téléphonique américaine de plus d'un million d'employés. Il a étudié ce phénomène plus que toute autre personne. Il est arrivé à la conclusion que lorsque chaque clan tire l'organisation vers un sens différent des autres, l'entreprise fait du surplace. Les efforts de chaque clan sont annihilés par les autres. Si des multitudes de groupes tirent dans différentes directions, l'institution s'immobilise. Elle a l'impression d'avancer, mais elle fait du surplace. C'est cela l'effet brownien : s'immobiliser parce que plusieurs groupes drainent l'organisation dans une direction différente. Ce phénomène existe également au niveau des institutions les plus complexes : comme l'Etat. En France, par exemple, les priorités des différents groupes d'influence sont si éparpillées qu'il est extrêmement difficile d'emmener le système vers les directions souhaitées. Le pays fait du surplace. Il perd de sa compétitivité et de son rang de puissance économique mondiale. L'Allemagne a su développer un consensus entre les différents partenaires. Ils ont pu le faire parce qu'ils se sont entendus sur la priorité principale du pays : regagner la compétitivité internationale puis répartir les fruits de la croissance. Lorsque les différents acteurs d'une même institution ne partagent pas la même priorité, les conflits ne peuvent que se démultiplier. Chaque décision donne lieu à des multitudes de contestations. Prenons un exemple simple maintes fois vécu en pratique. Supposons que dans une grande entreprise, le responsable de la formation est en train de finaliser son plan de développement humain en répartissant son budget afin de recycler puis de promouvoir les plus méritants. Dans une institution insuffisamment gérée, chaque groupe (les financiers, les producteurs, les marketeurs, les gestionnaire de la supply chain, etc.) sont à l'avance convaincus de leur importance et priorité et donc de recevoir plus de ressources qu'autrui. Les plus sages vont penser qu'il faut répartir équitablement le budget entre les différentes structures. Mais cette position est également dangereuse. Le rôle des managers est de mettre les ressources dans les facteurs-clés de succès et non les saupoudrer. Si des formations à l'étranger sont prévues, alors les conflits ne seront que plus exacerbés. Alors comment gérer des anticipations différentes et emmener les gens à collaborer plus qu'à se tirailler ? Telles sont les préoccupations des managers depuis longtemps. Il faut dire que le management ne manque pas d'outils à cet égard. Il peut même y en avoir trop. Chaque outil est adapté à une situation spécifique. Les mécanismes anti-browniens La question fondamentale dans notre problématique serait de ramener les gens à considérer les mêmes priorités et à œuvrer à orienter les ressources et les attentions vers les facteurs-clés de succès du business modèle en question. Pour cela, le management n'est pas dépourvu de moyens. La boîte à outils est pleine, mais souvent les managers n'en font pas usage. On peut citer un échantillon d'instruments à la disposition des managers : vision, stratégie, mission, valeurs, plan de communication, gestion par les résultats, etc. Tous ces éléments contribuent à éliminer l'effet brownien et à faire en sorte que les membres de l'entreprise soient polarisés sur les activités, facteurs-clés de succès. C'est souvent parce que les managers n'en font pas usage, pour différentes raisons, qu'ils subissent les affres de l'effet brownien. Reprenons l'exemple de notre plan de formation. Supposons maintenant que pendant des années l'entreprise avait inculqué à son personnel la priorité de la qualité sur le reste. Tout le monde sait que c'est la priorité numéro une. Des équipes transversales ont souvent travaillé ensemble avec les qualiticiens pour en promouvoir l'efficacité. Alors tout le monde trouvera normal que plus de la moitié des dépenses en formation aille vers l'amélioration des processus qualité. C'est lorsqu'il n'y a pas de priorité que tout est équivalent, et qu'on travaille au jour le jour sans développer des consensus sur des opérations-clés qu'on se retrouve happé par l'effet brownien. Je connais des multitudes d'entreprises et d'institutions victimes de ce mécanisme duquel il n'est pas facile de sortir. La situation demande du temps, des moyens et de la persévérance. Parfois les méfaits du système brownien sont invisibles et très difficiles à détecter. Seule la faiblesse de la productivité pourrait être un signe révélateur. Mais les facteurs qui influent sur la productivité sont nombreux et difficiles à séparer. Les actes ne révèlent les états de pensée que si on les analyse profondément. L'effet brownien n'est pas le seul problème qui puisse surgir lorsqu'on ignore la boîte à outils managériale. Ce n'est qu'une des manifestations symptomatiques des institutions qui ont des difficultés à innover et à s'améliorer. D'autres problèmes graves se greffent sur ce phénomène et détériorent davantage la compétitivité de l'entreprise. Barnard pense que le phénomène brownien est l'un des maux les plus importants auquel doit faire face un manager. Si on ne construit pas des consensus autour des facteurs- clés de succès, la probabilité d'être compétitif et d'innover s'amenuise comme peau de chagrin.