L'une des préoccupations majeures des politiques économiques des pays demeure les problèmes de leur continuité et de leur cohérence. Au demeurant, cette problématique est également un souci majeur et constant des spécialistes en management. La prise de décisions contradictoires à différents niveaux et l'internalisation de valeurs opposées à des échelons hiérarchiques divers sonnera le glas de l'efficacité managériale de toute entreprise. Si le directeur de production considère que les coûts de production sont la priorité n° 1 de l'entreprise alors que le responsable marketing croit que c'est la qualité, nous avons là une situation chaotique et anarchique. Les entreprises ont des mécanismes qui leur sont propres pour régler ces problèmes (clarifications de mission, des valeurs, des règles, etc.). L'idée que les politiques économiques d'un pays puissent connaître des problèmes de continuité ou d'incohérence relève de ce que l'on appelle l'effet Brownien. Lorsque plusieurs décisions sont prises avec des priorités et des modes d'emploi différents, le système se bloque. Il fait du surplace, n'avance pas. Il est tiraillé d'une multitude de façons et on aboutit à l'inertie. Prenez un exemple simple : nos plus hauts décideurs multiplient les injonctions pour améliorer le système administratif. Ils pensent que l'exécution des multiples circulaires améliorera la situation. Mais les progrès seront très marginaux pour deux raisons. L'administration a des logiques et des priorités différentes. Et, en second lieu, l'absence de procédures transparentes, contrôlables et vérifiées, ainsi que l'inexistence d'une gestion par les résultats rendra inévitablement caduc tout essai d'amélioration. Mais la question qui sera prioritairement traitée ici demeure la continuité des politiques économiques : comment l'assurer. La réponse se trouve forcément dans les sciences, les expériences des autres pays et, marginalement, dans les spécificités nationales. Mécanismes de continuité Les sciences de gestion s'appliquent non seulement aux entreprises économiques, mais en grande partie à toutes sortes d'institutions, et surtout à l'Etat. Normal ! Certaines entreprises sont beaucoup plus riches que les Etats. Les ventes de Wall Mart (distribution, USA) représentaient 473 milliards de dollars en 2014 : plus du double de la production totale de notre pays. Forcément, ces entreprises ont inventé des mécanismes de coordination et de continuité qui ont inspiré toutes sortes d'institutions. Les spécialistes en organisation connaissent l'importance et la primauté de ces questions. Lors d'un processus d'organisation ou d'une réorganisation, ils se posent toujours la question suivante : quelles sont les structures qui auront pour mission d'assurer la cohérence et la continuité ? Les réponses sont diverses et connues. Il en est de même lorsque les experts conçoivent une organisation de l'Etat. Ils ont toujours pour activité principale de structurer des institutions qui assurent la coordination et la continuité. Cependant, il n'y a pas de solution unique. Différents pays dans différentes situations ont préconisé des alternatives variées. Nous n'allons pas commenter celles choisies par les pays développés (trop longues à développer et peu pertinentes pour nous). Cependant, plusieurs options des pays émergents peuvent fortement nous inspirer des solutions. Les mécanismes choisis ressemblent, en partie, à ce que nous appliquons en management d'entreprise. Le premier concerne la vision et la stratégie. Lorsqu'un pays comme la Malaisie, en 1975, déclare : nous serons un pays développé en 2020 et produit le plan et les politiques sectorielles à adopter ; même de très fréquents changements à la tête des ministères ne fait pas courir au pays de grands risques. En effet, les ministres à ce moment-là peuvent changer la tactique mais pas la stratégie. En second lieu, le comité de planification technique (ensemble d'experts) au niveau du Premier ministère jouait le rôle de structure de conception, de coordination, de mémoire du pays et de continuité des politiques économiques. La Corée du sud connaît la même situation avec l'Institut coréen de développement. La Chine, l'Indonésie, le Vietnam, etc. ont tous créé ces institutions-clés. Le dernier mécanisme concerne les tableaux de bord avec les indicateurs essentiels pour les départements ministériels afin d'orienter les priorités. On ne dit pas à un ministre de l'Agriculture de gérer le département agricole d'un pays, mais de diminuer les importations de 5% par an, d'aboutir à l'indépendance alimentaire en termes de blé en dix ans, et d'arriver à améliorer les exportations de 10% par an. Les priorités lui sont transmises, il ne les crée pas à sa guise. Voilà les mécanismes les plus importants qui peuvent éviter des politiques sectorielles en yoyo. Quelle pertinence pour notre pays ? Cette question est d'une actualité brûlante pour notre cas. Les départements ministériels changent fréquemment de personnes. Ceci serait le cas de plusieurs pays développés et émergents, mais avec moins d'acuité. Puisque nous connaissons plus de changements à la tête d'institutions importantes, nous avons besoin de plus de mécanismes de cohérence et de stabilité des institutions. Les pays qui ont réussi à mieux isoler la sphère économique des aléas politiques ont plus de chances d'éviter les conséquences néfastes des fréquentes rotations de personnes aux différents postes-clés. On se souvient de l'Italie durant les années soixante. L'instabilité politique était l'une des plus criantes au monde, en plus de l'insécurité (Brigades rouges). Mais l'économie italienne était une des plus performantes au monde. Il y avait une grande autonomie entre les secteurs politique et économique ; même s'il y a toujours inévitablement des interactions. Plus il y a d'interconnexions entre la politique et l'économie, plus cette dernière devient vulnérable aux changements politiques et plus nous avons besoin de mécanismes et d'institutions pour protéger la croissance et le bien-être social. L'organisation d'un Etat ne doit pas être uniquement le fruit d'événements historiques et politiques, sans relation avec les expériences internationales et l'état de l'art. Aujourd'hui, les sciences managériales sont très avancées dans le domaine de l'organisation des entreprises. Mais la plupart des principes s'appliquent à l'Etat ; d'où la nécessité de réfléchir cognitivement aux schémas de réussite. C'est un fait que nous ayons une rotation élevée aux différents postes stratégiques. Nous avons donc besoin de créer les structures et les mécanismes qui vont amortir le choc des fréquentes mutations. Pour ma part, je crois que les solutions auxquelles sont arrivés les pays asiatiques émergents, avec des modifications mineures, sont une sérieuse piste pour stabiliser la situation. Il y a beaucoup de détails à régler pour les rendre opérationnels. Mais leur faisabilité ne fait aucun doute. Cependant, en l'absence de ces structures et mécanismes, il ne faut pas s'étonner que tout changement de responsable fasse encourir à l'Etat un risque énorme d'incoordination et d'inefficacité. PH. D en sciences de gestion