Figure médiatique dissidente, Ali Lmrabet analyse les événements qui secouent le royaume depuis la mort atroce de Mohcine Fikri, devenu l'étendard d'une révolte sociale. Il estime que ceux qui avaient enterré le Mouvement du 20 février l'ont fait un peu trop vite. «On n'enterre pas aussi facilement les légitimes revendications d'une population qui n'en peut plus. Les Marocains voient qu'un jeune homme est mort pour avoir voulu défendre son gagne-pain, alors que d'autres, le roi et son entourage principalement, apparaissent dans les comptes numérotés et illégaux de la banque suisse HSBC, dans les Panama Papers...» La mobilisation ne faiblit pas une semaine après la mort tragique de Mohcine Fikri. Comment expliquer cette continuité dans la contestation qui prend de l'ampleur ? Les gens sont furieux, pas seulement les Rifains, dont certains veulent exagérer les prises de position identitaires pour nouer leurs légitimes revendications, mais tous les Marocains. Mes compatriotes disent que Mohcine Fikri, le pêcheur d'Al Hoceïma, est mort broyé dans une benne à ordures pour avoir pêché illégalement de l'espadon dans un pays où les généraux et les proches du pouvoir pillent sans aucune vergogne les ressources halieutiques des mers du Sud. Il y a un an, j'ai lu quelque part que la première chose qu'a faite un général de retour d'une tournée au Sahara occidental fut d'interdire que son avion militaire ne serve de transport au poisson pêché illégalement dans la région et expédié vers la capitale. A ce qu'il paraît, son prédécesseur, mort depuis, le faisait systématiquement. Les Marocains ne sont pas bêtes. Ils voient qu'un jeune homme est mort pour avoir voulu défendre son gagne-pain, alors que d'autres, le roi et son entourage principalement, apparaissent dans les comptes numérotés, illégaux de la banque HSBC en Suisse, dans les Panama Papers, et que plusieurs ministres et dignitaires du régime se sont acoquinés dans un passé récent pour s'accaparer des terrains de l'Etat à des prix défiant toute concurrence (affaire Khouddam Daoula). Regardez le ministre de l'Intérieur, Mohamed Hassad, qui se présente comme le héraut de la légalité au Maroc. Cet indélicat s'est approprié pour un prix modique un terrain de l'Etat d'une surface de 4630 m2 dans le quartier le plus cher de Rabat. On ne sait pas si c'est pour construire une maison pour abriter sa famille ou pour édifier un palais. La Maroc n'a pas connu pareille mobilisation depuis le mouvement du 20 février. Sommes-nous en présence d'une lame de fond d'une colère dont la mort de Mohcine Fikri a été la goutte qui a fait déborder le vase de la colère ? Je ne sais pas si c'est une lame de fond, mais c'est la preuve que ceux qui avaient enterré le Mouvement du 20 février l'ont fait un peu trop vite. On n'enterre pas aussi facilement les légitimes revendications d'une population qui n'en peut plus avec des salaires de misère, une éducation nationale en faillite et un système de santé sinistré. Surtout que toutes les promesses faites en 2011 n'ont pas été tenues. La nouvelle Constitution est un amas de principes dont la finalité est de préserver la primauté de la monarchie sur tout le reste. Quelle a été la réaction du palais royal et de la classe politique face à cette mobilisation ? Comme toujours dans les régimes autoritaires qui présument d'une grande stabilité alors qu'en réalité ils sont assis sur une poudrière, le roi a immédiatement dépêché à Al Hoceïma son ministre de l'Intérieur pour présenter ses condoléances à la famille du pêcheur. Et, naturellement, ils en ont profité pour prendre des photos en train de prier pour l'âme de la victime et les ont distribuées à la presse. Je ne sais pas comment cela se passe en Algérie, mais au Maroc il est inconvenant de prendre des photos d'une cérémonie funèbre pour en faire de la propagande politique ou autre. Mais cela dénote de la grande crainte qu'a ce régime de cette région, le Rif, pas facile à gérer ni à amadouer. Quant aux partis politiques, j'ai été effaré de constater que des partis tunisiens se sont solidarisés avec le peuple marocain, alors que nos propres formations politiques se sont tues. A ce qu'il paraît, on leur a ordonné de rester aux abonnés absents pour ne pas alimenter ce qu'ils appellent la «fitna». Quelle «fitna» si jusqu'à aujourd'hui les gens ont manifesté dans le calme et la dignité ? Cette mobilisation, qui conteste ouvertement le makhzen, fait-elle peur au palais ? Beaucoup de gens, et pas seulement dans le Rif, ont entonné des slogans hostiles au makhzen et, quelquefois, s'en sont pris directement au roi. Ce n'est pas nouveau, mais cela reste inquiétant pour un régime autoritaire qui ne survit que grâce à sa maîtrise des appareils de la répression et du soutien que lui octroie l'Union européenne soucieuse de préserver sa frontière sud. L'histoire récente du Maroc nous a appris que les Marocains sont imprévisibles et que les émeutes sont un phénomène cyclique. Le Rif est historiquement une région rebelle et frondeuse. Ce nouvel épisode dans le bras de fer risque-t-il de raviver les plaies anciennes ? Les plaies anciennes n'ont jamais cicatrisé. Le sultan Mohammed V, son fils Hassan II qui lui succéda et le général Mohamed Oufkir ont bombardé au napalm le Rif à la fin des années cinquante. Ils ont brûlé vivants non seulement des rebelles qui s'opposaient à la mainmise du Parti de l'Istiqlal sur cette région, mais également des femmes, des enfants et des vieillards. Cela ne s'oublie pas facilement. De plus, durant son règne, le défunt tyran Hassan II utilisait souvent des expressions ordurières quand il s'adressait aux Rifains. Allez sur YouTube et vous trouverez une anthologie de ces discours haineux de ce roi voyou. Cela ne s'oublie pas non plus. Mais pour le moment, les manifestations se déroulent dans le calme et je ne crois pas que cela ira plus loin. Mais cette alerte devrait faire réfléchir le palais. Personne ne peut vivre indéfiniment dans la «hogra».