Le dialogue entre les civilisations et leur fond religieux peut se faire même à titre posthume par l'intermédiaire des personnalités historiques qui ont marqué l'histoire de l'humanité ? Le chercheur français Bruno Etienne a tenté d'en apporter la preuve à travers son travail sur l'Emir Abdelkader qu'il propose comme candidat à cette mission. A l'université des sciences islamiques de Constantine, qui porte d'ailleurs le nom du fondateur de l'Etat algérien, et grâce au concours du Centre culturel français, l'islamologue a donné samedi dernier une conférence intitulée « L'Emir Abdelkader et le refus du clash des civilisations à travers sa personnalité. » A l'origine, le clash des civilisations est un livre de Samuel Hungtington, mais la théorie, explique le conférencier, a un peu évolué depuis la première guerre du Golfe et surtout depuis l'effondrement du bloc soviétique. Il dira ceci : « Le problème est de savoir si nous allons vers une hégémonie américaine, puisque la polarité a disparu, ou vers une multiplicité de pôles et de savoir aussi quelle est la place du monde arabe et de l'Europe dans ce débat ? » Le conférencier n'apportera pas de réponses dans sa communication, mais proposera de revenir en arrière, plus exactement au début du XIXe siècle pour déchiffrer certains des enjeux d'aujourd'hui, disant : « Lorsque les Français et les Anglais sont partis à la conquête du monde arabe, les Arabes étaient confrontés à l'époque à deux problèmes : d'un côté la décomposition de l'empire ottoman et d'un autre les puissances impériales qui veulent redessiner la carte du Machrik. » A ce moment, la personnalité de Abdelkader émergeait. Le rôle qu'il va jouer à Damas entre 1850 et 1860 dans le conflit interne des Arabes et celui les opposant aux conquérants chrétiens est décisif dans la situation du Proche-Orient à l'époque et fait découvrir un leader attaché à la nation arabe comme entité distinguée. Distinguée mais pas en porte-à-faux avec le reste du monde. C'est ce qui fait de lui un réformateur au sens profond de la vie et de la pratique religieuse. Son principal élève ne deviendra-t-il pas le maître des principaux ouléma réformateurs : Mohammed Abdou, Djamel Eddine El Afghani, Rachid Réda et Al Kawakibi ? L'auteur de Abdelkader le magnanime tentera une biographie de l'Emir en voulant souligner deux dimensions aussi fondamentales pour lui que ce qui est connu chez le commun des Algériens, à savoir que l'Emir est le fondateur de l'Etat algérien et qu'il a organisé la lutte contre l'armée française de Napoléon. A un moment où l'Islam présente un visage négatif en Occident, Etienne voit en l'Emir une personnalité extraordinairement musulmane et moderne et soutient qu'il y a des conditions objectives qui ont concouru à faire émerger cette personnalité. Le conférencier en vient à démontrer la contradiction des positions de l'Emir avec l'idée du clash des civilisations à travers deux de ses actes des plus illustratifs : d'abord le fait qu'il a imposé une trêve à l'ennemi français et organisé un échange de prisonniers et celui de rédiger un règlement militaire sur le comportement que doivent observer les soldats durant les batailles. « C'est extraordinaire, commente Etienne, et ça c'est passé 100 ans avant la convention de Genève. » L'Emir reprendra les principes de Saint Simon pour conceptualiser autour du canal de Suez l'idée d'un monde uni, il éditera l'œuvre du soufi Ibn Arabi et fondera un salon philosophique, politique et littéraire durant son internement à Ambroise. Tout ça fait ressortir, conclut le conférencier, l'humanisme étincelant d'Abdelkader et son attachement à l'idée fondamentale des droits de l'homme. La conférence a été très instructive et plutôt réussie si l'on excepte la participation décevante des universitaires spécialisés dans les religions et le ratage accompli par le professeur chargé de la traduction.