D'habitude prompts à monter au front dans la perspective d'améliorer leur quotidien dans les campus et les cités U, les étudiants de l'université de Béjaïa semblent, depuis quelque temps, tourner le dos à la mobilisation et aux réflexes d'organisation. Alors même qu'il est constaté une nette détérioration des conditions socio-pédagogiques, une tendance à l'immobilisme s'est installée, rompant avec un passé frondeur qui avait su tenir en respect les poussées bureaucratiques de l'administration, avec en prime beaucoup d'acquis. Pourquoi ? D'habitude bouillonnante, la pratique syndicale estudiantine à Béjaïa, structurée autour de comités autonomes, est devenue quasiment inerte. Les récits et points de vue d'étudiants, anciens et actuels, à un moment donné aux avant-postes du combat universitaire, tentent d'expliquer le manque de combativité qui gagne actuellement les étudiants bougiotes. «Il ne faut pas perdre de vue que ce qui se passe à l'université est rythmé par ce qui se passe dans toute la société. Quand, durant les années 1990 jusqu'à début 2000, la Kabylie était organisée politiquement dans le cadre des deux partis politiques hégémoniques dans la région, l'université n'était pas restée à la marge, les étudiants s'organisaient en comités autonomes qui étaient étroitement liés politiquement à l'un ou l'autre de ces partis», remarque Mahmoud Allouche, étudiant en fin de cycle et ancien syndicaliste. «Après la révolte de 2001 et ses mauvaises fortunes, il s'est installé une perte de confiance vis-à-vis de tout ce qui est politique, chose qui a également traversé l'université et a fait que les réflexes d'organisation des étudiants ont pris un coup», analyse-t-il. Recul du politique Mourad Ouchichi, professeur d'économie à l'université de Béjaïa, où il était étudiant-syndicaliste dans les années 1990, n'en pense pas moins et inscrit son propos dans un contexte plus global : «Entre autres raisons du recul des luttes dans le pays, il y a la trahison des élites. On a l'impression que la classe moyenne algérienne voulait se détacher du terrain de la lutte, car pensant que la manne pétrolière allait réaliser ses rêves d'atteindre le stade de la bourgeoisie. Tout cela n'est, à l'évidence, pas propre au mouvement estudiantin. Le recul du politique est partout visible dans le pays et Béjaïa ne pouvait échapper à cela.» M. Ouchichi estime, par ailleurs, que le mouvement estudiantin devrait prendre de la hauteur en ce qui concerne ses revendications : «Nous assistons, par contre, de temps à autre à des mouvements sporadiques sans consistance ni durée dans le temps, avec comme faute originale de ne s'intéresser qu'aux futilités. Par exemple, le mouvement estudiantin n'a jamais posé le problème de la documentation, des programmes, de la démocratisation du fonctionnement de l'université… En gros, il semble que le mouvement estudiantin et celui des enseignants doivent gagner en maturité et faire une révision déchirante. Une sorte de bilan critique pour trouver une sortie honorable à cette crise du militantisme revendicatif.» Le recul du politique n'est pas le propre de l'université de Béjaïa, mais est constaté dans l'université algérienne en général. Certaines analyses trouvent l'explication dans la mutation organique profonde qui s'est opérée ces dernières décennies dans l'enseignement supérieur. Pour ne citer que cela, la massification de l'enseignement supérieur est souvent perçue par nombre de spécialistes et d'universitaires, enseignants et étudiants, comme un sacrifice de la qualité au profit de la quantité. «Dans les années 1970, l'université était réservée à une élite qui avait pour tâche de construire un Etat. Elle était fortement politisée, car le contexte de bipolarité politique de l'époque, doublé d'un pays fraîchement décolonisé, facilitait la politisation. Mais avec la massification de la formation par l'apport du LMD, de surcroît sans les moyens qui vont avec, et la transformation des programmes de façon à satisfaire le marché, ont fait qu'on apprend plus à réfléchir. La piètre qualité des programmes a été pour beaucoup dans la dépolitisation de l'université», analyse un enseignant de l'université de Béjaïa que nous avons interrogé sur le sujet. limites des comités autonomes Signe de cette traversée du désert, les comités autonomes, de tout temps fer de lance du mouvement estudiantin à Béjaïa, sont aujourd'hui en berne. «Aucune des résidences n'a renouvelé son comité cette année», regrette Gaya Alloun, étudiant à la faculté de technologie de l'université Abderrahmane Mira et syndicaliste. Pour lui, si les comités ne sont pas renouvelés, c'est en partie parce qu'ils sont discrédités aux yeux des étudiants. «Les étudiants ont toujours en tête l'épisode de 2013, où les comités de certaines résidences, tombés entre de mauvaises mains, des forces centrifuges mues par le gain facile, ont été utilisés pour servir des intérêts individuels. Du coup, il y a comme une perte de confiance.» L'argent, qui coulait à flots durant les années 2000 grâce au baril cher, a aiguisé les appétits, et le vent de la cupidité n'a pas épargné l'université. L'université de Béjaïa a été particulièrement témoin de cette période. Des réseaux de corruption impliquant étudiants, extra-universitaires, administrateurs et fournisseurs, et utilisant la violence pour arriver à leurs fins s'y sont constitués. Pour rappel, l'affaire a éclaté à la surface en 2013, lorsque, indignés, près de 10 000 étudiants sont sortis dans la rue pour pousser les autorités à agir contre la corruption et la violence, ce qui s'est soldé par l'arrestation des auteurs de ces actes et leur traduction devant les tribunaux. Ayant roulé sa bosse dans le mouvement estudiantin, Mahmoud Allouche pousse la réflexion sur les comités plus loin : «De par leur caractère non permanent et leur mode de fonctionnement, les comités autonomes sont poreux à la bureaucratisation et ne peuvent constituer l'espace idoine pour un mouvement étudiant conséquent.» Le nécessaire syndicat Bien qu'élus démocratiquement, les comités autonomes ont pourtant leurs limites. A Béjaïa, il semble qu'ils aient été toujours considérés comme une fin en soi, or ils devraient être pris pour ce qu'ils sont : des espaces d'organisation de circonstance, réactivés au besoin. C'est ce que pense Gaya Alloun : «Les comités refont surface dans des moments de lutte et comme il y a situation de reflux, la tendance est aux forces centrifuges.» Et d'illustrer ses propos : «Il y a eu des luttes contre le système LMD à partir de 2007 et les comités de cité existants ne dirigeaient presque plus les mouvements, à quelques exceptions près. Les étudiants ont essayé de se doter d'autres comités, mais ils ont fini par reproduire le même schéma. Ce sont là les limites de cette forme d'organisation.» Devant les limites systémiques et intrinsèques des comités, c'est l'histoire de toute une tradition de lutte qui est remise en cause. Car, pour combatifs qu'ils soient, les étudiants de Béjaïa n'ont jamais réussi à se doter d'une structure plus large, autrement dit un syndicat, alors que les organisations de type Ugel ou Unea sont à ce jour mal vues, parce que considérées comme étant assujetties au pouvoir politique. Ce qui fait dire à un ancien étudiant et syndicaliste : «Les étudiants de Béjaïa et de Tizi Ouzou sont les plus combatifs, mais les moins conséquents.» «Seul un syndicat fort, structuré et libre de toute tutelle, avec des tâches bien définies pour ses adhérents et un règlement strict, serait à même de constituer l'espace idoine pour une lutte estudiantine pérenne et capable de peser dans le rapport de force, estime pour sa part Mahmoud. Or, depuis la dissolution de l'Unea historique, les étudiants algériens n'ont jamais réussi à arracher cet espace autonome, bien qu'il y ait eu des tentatives, à l'exemple de la Snead d'après l'ouverture démocratique et la Cnae en 2011.» Néanmoins, tout n'est pas noir. D'innombrables acquis ont été arrachés dans le cadre des comités. La mixité, fruit d'un bras de fer ardu contre l'administration et les tenants de l'obscurantisme, en est l'exemple le plus en vue que les étudiants de Béjaïa exhibent comme un trophée à chaque fois qu'ils veulent se consoler et dire que tout n'est pas perdu. Mais ce mélange des genres, toujours de mise dans les campus et dans des immeubles distincts dans les cités U, dérange. Pour ne citer que lui, l'ancien wali, Ahmed Hamou Touhami, y a vu la cause des violences enregistrées dans les résidences universitaires de Béjaïa en 2013 ! C'est dire que la pression sur cet acquis, unique dans le pays, est permanente. Dans le contexte actuel de remise en cause des droits et des libertés et de montée des idées réactionnaires, les étudiants sauront-ils s'arracher à la léthargie et renouer avec les réflexes d'organisation ? Seul un sursaut de ce genre serait salutaire.