La dernière attaque en date contre le monde culturel remonte au début du mois en cours lorsque les théâtres ont reçu la désagréable nouvelle que leur subvention annuelle a été réduite de 58%. Ce coup dur porté au 4e art a pour corollaire une autre mesure poussant les théâtres à libérer leurs travailleurs contractuels. Immédiatement après, il s'est formé un foyer de contestation au Théâtre régional de Béjaïa (TRB), où 25 employés contractuels sont sur la sellette. Des rassemblements soutenus par la société civile et les partis politiques ont été organisés par les travailleurs une semaine durant devant l'enceinte du TRB afin de dire aux décideurs «d'essayer l'ignorance s'ils trouvent que la culture coûte cher». Aujourd'hui, l'avenir du 4e art en Algérie est sérieusement compromis, car en sacrifiant des postes-clés dans les théâtres, l'Etat fait peser sur ces derniers une sérieuse menace de fermeture. Si cela venait à se produire, les citoyens auront perdu l'un des derniers espaces de distraction qui leur reste. Des espaces qui, assiste-t-on ces derniers temps, n'arrêtent pas de subir coup sur coup. Tantôt sous le prétexte d'apparence légitime du tarissement des revenus pétroliers, comme c'est le cas pour les théâtres ou les festivals — dont les budgets sont réduits de 70% —, tantôt par la volonté de neutraliser les dernières poches de résistance à la normalisation. L'interdiction des activités du Café littéraire et philosophique de Tizi Ouzou depuis plusieurs mois est une preuve tangible de la volonté des autorités de verrouiller le champ des libertés. Cet espace d'échange et de débat libre créé en 2011, qui a vu défiler d'éminentes personnalités du monde scientifique, littéraire, artistique etc., est mis en veilleuse depuis des mois. Sous le motif que ses organisateurs, l'Entreprise d'organisation des événements culturels, économiques et scientifiques (EMEV), n'ont pas d'agrément, le Café littéraire a été interdit d'organiser ses rendez-vous mensuels avec le public depuis 2015 à la maison de la culture de Tizi Ouzou, et depuis juin 2016 à Larbaâ Nath Irathen. Mais cet argument ne tient pas la route, selon Amirouche Malek, propriétaire de l'EMEV, qui a indiqué à El Watan que sa demande introduite il y a deux ans pour avoir un agrément traîne toujours. «C'est juste par volonté de nuire à la culture et au débat libre qu'on s'est acharné sur nos activités, pensant que nous faisions de la politique. Pourtant, dans tout ce que nous faisons, nous tenons à ce que celle-ci soit laissée à l'écart», assène-t-il, précisant que ses activités dans le cadre du Café littéraire ne sont pas à but lucratif. Manifestement, c'est la liberté de ton dont jouit cet espace rassembleur qui dérange. Il fallait l'étouffer, le faire disparaître, pour empêcher ainsi l'interaction entre ceux qui y viennent pour dire des vérités et ceux qui viennent pour les entendre. Pour avoir été pendant des années un trait d'union entre la société civile et le monde des idées, le Café littéraire de Béjaïa, espace d'échanges comme il n'y en a pas des tas aujourd'hui dans le pays, est lui aussi dans le collimateur de l'administration. Pour rappel, au mois de septembre dernier, une mesure a été prise par le TRB de faire payer la somme de 30 000 dinars au Café littéraire à chaque fois qu'il réserve une salle pour l'organisation de ses rendez-vous. MAIGRES CONCESSIONS Une mesure «irréaliste» et «myope», se sont insurgés les animateurs du Café littéraire, qui y ont vu une volonté «de mise à mort lente des lieux culturels», car les maigres subventions qu'ils perçoivent ne peuvent faire face à de telles dépenses. Fort heureusement que, soutenu par la société civile, la presse, des personnalités du monde culturel…, le Café littéraire a réussi à déjouer la tentative de lui porter l'estocade. On peut ajouter à cette liste des victimes de l'acharnement de l'administration contre la culture les Rencontres cinématographiques de Béjaïa. La censure s'était invitée lors de sa dernière édition pour interdire le long métrage Vote Off de Fayçal Hamoum au motif qu'il «porte atteinte à l'image du président de la République». Pourtant, ceux qui ont vu le film n'y ont décelé aucune séquence portant atteinte au chef de l'Etat. Que peut-on y voir d'autre donc sinon une volonté de fixer des lignes rouges et de pousser les réalisateurs à l'autocensure, voire à jeter l'éponge. Par contre, les autorités ne font pas preuve d'autant de perspicacité quand il s'agit de résoudre les multiples problèmes du secteur de la culture. Et ce ne sont pas les demi-mesures auxquelles ont eu droit dimanche dernier les travailleurs du TRB qui vont nous contredire. L'Office national des droits d'auteur (ONDA) va verser 1,1 milliard de centimes à cet établissement pour l'aider à faire face à ses difficultés financières induites par la réduction de 58% de sa subvention annuelle octroyée par l'Etat. C'est ce qu'ont indiqué le lendemain à la presse les travailleurs de cet établissement dont les représentants se sont réunis dimanche dernier avec le ministre de la Culture. L'aide est certes salutaire, mais elle s'apparente plus à de l'improvisation qu'à une quelconque mesure découlant d'une vision claire sur la promotion du 4e art. Par ailleurs, lors de la réunion qui est destinée notamment à trouver une solution aux 25 travailleurs contractuels licenciés du TRB, Azeddine Mihoubi a fait une maigre concession. Il s'est engagé verbalement à revoir la subvention du TRB de façon à pourvoir réintégrer les contractuels. Mais cette promesse orale est loin de satisfaire pleinement les travailleurs. Le ministre a fait l'impasse sur le reste des revendications, à savoir le rétablissement du montant de la subvention initial (7,9 milliards), l'effacement des dettes du TRB, la permanisation, la nomination d'un directeur et un budget conséquent à même de maintenir la production théâtrale. C'est pourquoi les travailleurs refusent de mettre fin à leur protestation. Par ailleurs, ils exigent une commission d'enquête pour faire la lumière sur la gestion du TRB. Une gestion «catastrophique» qu'ils refusent d'assumer, notamment en refusant de payer les dettes qui s'élèvent à 4,8 milliards de centimes. C'est dire à quel point la culture est reléguée au dernier plan chez nous. Autre aspect du peu d'intérêt qu'accordent les autorités au secteur culturel, leur passivité à l'égard des ennemis de la culture. Quand, en été 2014, des salafistes, usant de menaces, ont réussi à faire annuler le Festival du rire, puis celui de la chanson kabyle sur l'esplanade de la culture Taos Amrouche de Béjaïa, les services de sécurité n'ont pas bougé le petit doigt. La même attitude était observée quand des individus appartenant à la même mouvance ont tenté, l'année passée, d'annuler l'hommage au défunt Matoub Lounès organisé sur la place Saïd Mekbel. Cela prouve non seulement que la culture n'est pas promue, mais qu'elle est vue comme une menace, un outil d'émancipation qu'il faut combattre, quitte à fermer les yeux sur des dépassements dangereux, les mêmes qui ont conduit autrefois le pays au chaos.