La rectification des défauts recensés dans les différents projets réalisés jusque-là dans le cadre des différents programmes d'investissements publics nécessiterait plus de 100 milliards de dollars, selon une évaluation du Club des grands risques. Rien qu'au niveau de l'autoroute Est-Ouest, l'on dénombre pas moins de cent points noirs à corriger. Des malfaçons qui sont à l'origine de l'accentuation de la vulnérabilité des routes et de bien d'autres réalisations. La précipitation dans les travaux, le bâclage des études de faisabilité, la complaisance à l'égard de certains acteurs du secteur, le déficit en qualification et en savoir-faire, ainsi que le relâchement dans les missions de contrôle résument les conditions dans lesquelles sont réalisés des projets qui ont coûté pourtant très cher au Trésor. Leur réhabilitation demandera encore plus d'argent, difficile à assurer en ces temps de difficultés financières. La correction de toutes les carences et les malfaçons recensées jusque-là dans les différents projets réalisés dans le cadre des programmes quinquennaux (routes, autoroutes, logements, infrastructures publiques…) va nécessiter plus de 100 milliards de dollars. Sur ce montant, il faudrait au moins 6 milliards de dollars (soit plus de la moitié de son coût de réalisation) pour réparer les imperfections de l'autoroute Est-Ouest, où on dénombre une centaine de points noirs. Ce sont là les premiers chiffres qui ressortent de l'évaluation en cours par le club des grands risques. A cette question, le ministre en charge du secteur fera remarquer que des sommes considérables y sont débloquées, sans toutefois donner plus de précisions sur la manière dont sont entretenues ces routes et sur le choix des entreprises. Et dire que les experts ont recommandé à maintes reprises l'adoption d'une stratégie reposant sur l'entretien courant de la chaussée et sur une réhabilitation périodique. A ce sujet, notons qu'elles sont nombreuses les routes réalisées bien avant l'indépendance qui sont toujours en attente de réhabilitation. Les experts du Centre national de contrôle technique des travaux publics (CTCT) estiment, certes, les enveloppes allouées pour l'entretien considérables mais insuffisantes pour la préservation du patrimoine routier, vu l'état de nos routes, dont une partie date de l'époque coloniale. Et ce, d'autant que dans un intérêt économique pour la sauvegarde du patrimoine national, la nécessité de donner à la chaussée les conditions minimales de circulation et de sécurité pour les trafics a été maintes fois soulevée. Or, nos routes sont souvent très dangereuses et sont à l'origine d'innombrables accidents. Dans quelles conditions sont-elles justement réalisées ? Une question qui s'impose à la lumière de tous ces indicateurs. Etudes bâclées «Les études sont bâclées, alors que les travaux s'éternisent. Ça devrait être le contraire, c'est l'étude qui devrait être bien ficelée pour éviter les mauvaises surprises durant les travaux», nous dira El Mahfoud Megati, entrepreneur et secrétaire général de la Confédération générale et entrepreneurs et opérateurs algériens (CGEOA). Pour ce dernier, certes les cahiers des charges établis sont clairs et stricts, cependant sur le terrain, le travail occulte toutes les conditions. Pourquoi ? «Faute de contrôle», répondra-t-il. Et de poursuivre : «L'idéal serait que les laboratoires interviennent, mais sur le terrain il n'y pas ça. Si l'entreprise du BTP se faisait contrôler, elle travaillerait mieux, surtout que dans le secteur, nous avons d'excellents moyens de contrôle.» Un contrôle considéré comme seul garant de la qualité via le respect des prescriptions et qui devrait «être mené de façon rigoureuse durant toute la vie du chantier, depuis la signature du marché jusqu'à la réception des travaux», indique à ce sujet le guide de réhabilitation des routes du CTCT. Un document dans lequel les experts précisent que tous les ateliers de chantier (production, matériaux, atelier de mise en œuvre, compactage…). Or, ce n'est pas le cas. Ni le maître d'ouvrage, ni le maître d'œuvre et ni l'entrepreneur, trois parties concernées par cette mission, ne font ce travail. «Les leçons n'ont pas été retenues», tiendra à rappeler M. Megati. Allusion faite aux différentes catastrophes qu'a connues le pays (inondations de Bab El Oued, celles de Ghardaïa, séisme de Boumerdès). Corruption Pour les routes, par exemple, plusieurs points ne sont pas pris en considération, à l'image de la qualité des matériaux (exemple l'asphalte) loin de répondre aux normes, comme nous le soulignera notre entrepreneur. Ce que nous confirmera un cadre qui a roulé sa bosse dans le secteur. «Les matériaux ne sont pas à 100% dans les normes. C'est la faute aux entreprises et à la direction du contrôle», nous confiera- t-il, notant que dans plusieurs cas, on va jusqu'à la diminution de l'épaisseur de la chaussée de quelques centimètres. Ce qui la rend vulnérable aux inondations. L'absence de contrôle ne fait que faciliter ce genre de comportement, surtout pour les entreprises réalisatrices «recommandées et appuyées». «Quand c'est l'ETRHB, qui est en charge d'un chantier, on ne peut rien dire». Une manière de reconnaître la responsabilité de l'administration des travaux publics dans ces malfaçons. La corruption s'invite également dans ce domaine. Elle est fortement présente. Notre source le confirme : «Le phénomène est bel et bien présent.» Djilali Hadjadj, président de l'Association algérienne de lutte contre la corruption et représentant de Transparency International (TI) lancera à ce sujet : «Ce qui est sûr, c'est qu'il y a une règle générale : plus il y a de corruption, plus la qualité des travaux en prend un coup, et dans les BTPH, il faut ajouter le risque très élevé des pertes'en vies humaines et le coût énorme pour la société, notamment, par exemple, en accidentologie de la route pour ce qui est des infrastructures routières.» En effet, pour le représentant de TI, la corruption est très répandue dans ce secteur et les entrepreneurs qui osent contester ou utiliser les recours (suite à une attribution de marché par exemple) sont systématiquement bannis pour d'autres marchés. «Dans les wilayas, c'est une pratique quasi-générale. N'oublions pas le rôle souvent négatif des contrôleurs financiers, qui prennent en otages nombre d'entrepreneurs en matière de paiements fractionnels des marchés», notera-t-il encore. Cela pour rappeler que sur le terrain, la gestion de la commande publique est gangrenée par la corruption et que les dysfonctionnements sont nombreux dans toutes les étapes de l'attribution d'un marché. M. Hadjadj nous donnera un autre exemple : l'attribution d'un niveau de qualification à une entreprise. Selon la classification obtenue (souvent non méritée), une entreprise pourra ou non être autorisée à soumissionner pour tel ou tel marché d'envergure, sans pour autant avoir les qualifications, les compétences et l'expertise. «Imaginez les conséquences sur la qualité du produit final, sans oublier les rallonges dans la durée de réalisation, et plus grave la multiplication des avenants financiers. Le prix final d'un marché peut être multiplié par 3 ou 4 par rapport au budget initial octroyé», illustrera-t-il. Et de poursuivre : «Cela me rappelle les fameuses maisons cantonnières de Amar Ghoul réalisées dans presque toutes les communes, qui ont coûté très cher et qui sont toutes inopérantes. Mais les organes de contrôle sont inefficaces.» Et au final, des répercussions économiques désastreuses. «Tout simplement parce qu'on privilégie certains au détriment de la qualité et de la compétence. Et ce ne sont pas les mieux-disants qui arrivent à décrocher des projets, mais les moins-disants, pour des objectifs bien connus», résumera pour sa part un autre entrepreneur dans la réalisation des charpentes métalliques. Pour M. Mezzine, en dépit des changements opérés en matière de législation, la corruption est toujours là. «Elle empêche les compétences de montrer leur savoir. Les magouilleurs sont forts pour toutes les opérations de malversation et de détournement.» «Si on veut réussir, on doit donner la place aux compétences, chacun dans son domaine», plaidera-t-il. Bétonnage excessif Au-delà de tous ces aspects, des experts évoquent d'autres facteurs d'ordre technique, mais qui se joignent aux premiers puisque le socle du problème est l'absence d'une stratégie efficace à long terme, loin du bricolage actuel. Réda Rouidjali, consultant évoquera comme explication les malfaçons déjà soulevées et l'absence de viabilisation. «Généralement, on a bétonné les assiettes excessivement. On n'a pas prévu de viabilisation des sites, et ce, au détriment des espaces verts pouvant être un lieu de ruissellement des eaux pluviales. Il n'y a pas également d'avaloirs, la plupart des routes en sont dépourvues», relèvera-t-il, ajoutant que les regards ne sont pas dimensionnés en fonction de la qualité d'eau à recevoir. Un avis que partagera Akli Amrouche, expert architecte et éditeur de la revue Vies de villes, qui appellera à prendre les mesures nécessaires pour limiter le bétonnage à tout-va. «Commençons par réaménager les espaces verts. Réagir sur le revêtement des sols en utilisant des matériaux qui absorbent l'eau», recommandera-t-il, expliquant que c'est plutôt une question de stratégie à mener au-delà des coûts. Car il faut voir sur le long terme. «On peut faire des économies à long terme. Pour cela, il faut planifier tous les espaces verts. C'est un problème de conception», ajoutera-t-il. Pour M. Amrouche, la seule façon de se prémunir contre tous ces risques est de faire des études d'impact. «Or, ce n'est pas le cas. On règle un problème et on en crée un autre», regrettera-t-il. Viabilisation négligée Autre anomalie : dans les cités réalisées ces dernières années, le travail de viabilisation est laissé à la dernière minute. Or, cette étape devrait avoir lieu en premier. Il y a eu même une instruction du ministère de l'Habitat à cet effet, sans pour autant qu'elle soit mise en œuvre. Un laisser-aller qui pourrait être à l'origine d'autres catastrophes. Cette négligence s'explique, selon M. Roudjali, par le déficit criant en professionnels des VRD (voiries et réseaux divers). «Nous n'avons pas de vrdistes en Algérie, nous ne formons plus dans ce domaine. Actuellement, c'est l'architecte qui le fait. Il a des notions, mais ce n'est pas suffisant», expliquera-t-il. Au manque de formation s'ajoute le problème financier. Selon notre interlocuteur, il n'y a pas suffisamment d'enveloppes financières pour la viabilisation. C'est en fait le maillon faible de la chaîne. Ce qui fait que les erreurs s'enchaînent en «plantant des bâtiments comme des carottes» au lieu d'adapter l'architecture aux sites. Et les résultats sont là aujourd'hui. Difficile de rectifier le tir avec des moyens financiers qui s'amenuisent de plus en plus. Mais faudrait-il d'abord reconnaître l'échec, comme nous le dira un expert.