En observateur attentif de la situation politique en Afrique du Nord, cet universitaire et secrétaire national de la Ligue pour les droits et la libération des peuples, revient sur le rôle des Algériens dans la lutte contre le terrorisme et estime que l'Algérie a le droit de «se préoccuper de la situation en Libye». En grand connaisseur de ce pays, mais également des autres Etats du Maghreb, Ardesi —qui avait enseigné à l'Ecole d'architecture d'Alger (Epau) à la fin des années 1970 — déplore que les Occidentaux n'aient pas reconnu leur «impardonnable erreur» envers l'Algérie, laissée seule face au terrorisme dans les années 1990. - Les Algériens sont préoccupés par la durée de l'instabilité chez leur voisin libyen. Qui est responsable de ce bourbier ? La préoccupation de l'Algérie est non seulement légitime, mais elle est réaliste. Il est compréhensible que l'Algérie fasse de la solution de la crise libyenne une priorité de sa politique internationale. Elle a une très longue frontière avec ce voisin, et ce n'est pas facile de contrôler ce territoire. Par ailleurs, l'Algérie a pris ses distances avec la position de l'Otan et des Occidentaux. Elle est plus sensible aux arguments du clan qui s'oppose au gouvernement de Tripoli. Elle penche pour impliquer le général Haftar, par crainte de voir la coalition de l'Otan et les Etats-Unis s'installer indéfiniment en Libye. Nous étions contre l'intervention militaire en Libye en 2011, et contre celles annoncées en 2016, qui heureusement n'ont pas eu lieu. Cette situation d'instabilité est le résultat direct de l'offensive belligérante contre le pouvoir d'El Gueddafi. La coalition, qui avait attaqué la Libye, l'avait fait pour des raisons strictement économiques. La France, l'Angleterre, l'Italie…, mues par des intérêts cupides, ont détruit l'équilibre qu'El Gueddafi réussissait à maintenir. La coalition n'avait aucune alternative à mettre en place, après avoir provoqué la chute du régime de Tripoli. Le réseau de différentes tribus, groupes ethniques… a été anéanti. Fayez El Sarraj est arrivé au pouvoir après une longue lutte intestine entre différents clans. L'appui de l'Egypte influence la situation, mais l'accord de Tunis est affaibli par le fait qu'il ne prend pas en considération la force militaire sur le terrain… - Autrement dit, cela a été une erreur d'avoir exclu le général Khalifa Haftar du gouvernement ? Il est clair que lui et El Sarraj sont les deux pôles de la solution de la crise. El Sarraj ne parvient pas à faire l'unanimité politique autour de lui, ni à contrôler militairement le territoire. - Comment évaluez-vous le rôle de l'Italie dans cette crise ? La tâche de l'Italie n'a pas été facile, et ce, dès le début. D'abord, elle devait faire oublier qu'elle est l'ancienne colonisatrice et qu'elle était le soutien et le grand allié d'El Gueddafi, surtout avec ses investissements dans le domaine des hydrocarbures, avec les gisements contrôlés par l'Eni. Sa position est toujours particulièrement difficile. Voilà pourquoi l'Italie a eu une position défilée, un peu en retrait par rapport à d'autres pays européens. Le gouvernement italien a manqué de lucidité pour proposer une stratégie politique porteuse à ses alliés. - Et à présent ? Le gouvernement veut jouer un rôle politique, espérant ne pas être entraîné dans les conséquences d'une nouvelle intervention. Après l'accord pour un gouvernement d'union nationale, on a assisté à des tentatives de se mettre à l'avant-garde, en ouvrant l'ambassade à Tripoli et en poursuivant les importations de gaz, avec le gazoduc de l'Eni. Les responsables italiens poursuivent deux objectifs : conserver les chasses gardées économiques qui garantissent l'approvisionnement en gaz et en pétrole libyens et faire en sorte que la Libye ne devienne pas la plateforme permanente de l'immigration irrégulière. Car passée l'urgence, l'Union européenne n'a pas respecté les engagements pris avec l'Italie pour faire front commun, d'où l'accord bilatéral pour contrer les flux de réfugiés et en faciliter l'expulsion signé avec le gouvernement libyen en février dernier, et critiqué par les Ong qui défendent le droit à l'asile. - L'enlisement en Libye risque-t-il de déstabiliser la région ? Je ne crois pas. Il y a, certes, des répercussions sur les pays voisins, mais la situation ne dégénérera pas outre mesure. En Egypte, Al Sissi tient avec une main de fer son pays. La Tunisie a des frontières limitées avec son voisin, et il y a une unanimité de la communauté internationale à faire front commun contre la menace terroriste en Tunisie et à aider ce pays. L'Algérie a une longue expérience de lutte contre le terrorisme et a les moyens militaires et de renseignement pour faire barrage au terrorisme. Le gouvernement algérien dispose de tous les instruments pour faire face à toutes les menaces et protéger ses longues frontières. Le Tchad et le Niger qui souffrent plus de la crise sont le ventre mou du Sahel. - Vous dites que la communauté internationale fait front commun pour défendre la Tunisie du terrorisme. Pourquoi, par contre, l'Algérie avait été laissée seule ? Vous-même, avec un petit groupe d'intellectuels italiens, aviez fondé le Comité de solidarité avec l'Algérie, pour soutenir les Algériens mobilisés contre le terrorisme… A l'époque, les Européens n'avaient pas compris le rôle de l'intervention de l'armée algérienne dans la suspension du processus électoral qui voyait le Front islamique du salut (Fis dissous) vainqueur. En Occident, il y avait cette conception abstraite qui veut que, celui qui a la majorité des votes gouverne. Mais les événements ont montré, par la suite, que cette définition théorique de la démocratie ne suffit pas toujours. On ne parle de démocratie que s'il y a un système politique pluraliste qui consacre l'alternance au pouvoir et respecte les droits élémentaires des citoyens. Le Fis avait déclaré, dans son programme, qu'il ne reconnaissait nullement ces deux conditions. L'Occident avait condamné l'Algérie, car il n'avait pas compris cette contradiction. Et ce qui a fini de brouiller les cartes, c'est la campagne médiatique menée par des intellectuels français, qui diffusaient une contre-vérité qui attribuait la responsabilité des attentats contre les civils non pas aux groupes terroristes mais aux militaires algériens. C'est la plus grande erreur que l'Europe ait commise aux dépens de l'Algérie, qui luttait courageusement contre un terrorisme féroce. Malheureusement, les responsables de cette propagande anti-algérienne n'ont jamais fait leur mea-culpa et à cause de leurs mensonges relayés par des journalistes européens, l'Algérie a été affublée d'une image négative qui persiste jusqu'à présent. Le lourd tribut payé par les Algériens dans leur lutte contre le terrorisme n'a eu aucune reconnaissance. On a condamné les autorités algériennes et ceux qui luttaient contre le terrorisme en Algérie, sans comprendre qui était le bourreau et qui était la victime. Evidemment, le bourreau était le terrorisme, pas l'Etat algérien. Les intellectuels occidentaux n'ont pas reconnu leur grave et impardonnable erreur. Après le 11 Septembre, seulement, quand le terrorisme a fait des victimes occidentales, cette myopie s'est atténuée.