C'est par un temps glacial que nous retrouvons Amine Guerrache au centre-ville de Blida où l'on s'était donné rendez-vous, précisément à la place du 1er Novembre, l'emblématique «Placette Ettoute» et son kiosque à musique orné d'un haut palmier. Casquette vissée sur la tête et emmitouflé dans un blouson enveloppant son buste frêle, Amine nous invite aussitôt à nous réfugier dans les locaux de l'association culturelle et scientifique El Manar, situés à la bordure de la placette. Agent d'accueil dans une administration publique, Amine est un mordu de théâtre, une passion qui l'emplit d'une énergie «renouvelable» et une gaieté communicative. Il n'a, en tout cas, absolument rien du quadra désenchanté qui songerait à raccrocher les gants après avoir boxé dans tous les rings de la vie. Depuis une dizaine d'années, Amine Guerrache fait partie d'un collectif qui pratique l'art de la marionnette. Avant cela, il a milité au sein de l'Association de réhabilitation psycho-éducative infanto-juvenile (ARPEIJ), dirigée par l'éminente pédopsychiatre Houria Salhi. Au milieu des années 2000, il se lance dans une aventure singulière aux côtés d'un comédien très en vue dans le milieu du 4e art : Halim Chanane. Halim avait monté une petite structure baptisée Le Petit Théâtre, et qui se propose d'offrir de la joie aux enfants en pratiquant le théâtre de marionnettes. C'était en 2006. Le fait est assez insolite pour être souligné : juridiquement, Le Petit Théâtre est une micoentreprise à caractère culturel, la première du genre dans la wilaya de Blida. Elle a été créée moyennant un crédit CNAC, la Caisse nationale d'assurance chômage. Grâce à un prêt d'une valeur de 2 millions de DA, Halim acquiert un fourgon, un peu de matériel, et se met à sillonner le pays en diffusant la bonne humeur avec sa bande de joyeux lurons. La troupe fabrique et manipule elle-même ses «garagouz». Le Petit Théâtre sort très vite du lot par la qualité et l'originalité de ses créations. C'est le cas d'une pièce intitulée Nadhifa, et qui raconte les aventures loufoques d'une petite corbeille. «On l'avait présentée au festival de Koléa et on a eu le prix d'excellence. A partir de là, les choses ont commencé à se débloquer pour nous», se souvient le marionnettiste. La pièce est même à l'affiche, quelques années plus tard, à la salle El Mougar. La troupe enchaîne les pièces et les succès : Rafiko, Assahirou el haïr (Le magicien tourmenté) qui a décroché le grand Prix du Festival national du théâtre de marionnettes de Aïn Témouchent (juin 2010), Gouchla, Araess Ammi Hassan (Les Marionnettes de Ammi Hassan), primée, elle aussi, au festival de Aïn Témouchent (2015). Citons également Ach'bah el Masrah (Les Fantômes du Théâtre), sa dernière production. Le Petit Théâtre sillonne le pays d'est en ouest. La troupe écume également les communes et les petites localités éparpillées dans les piémonts de l'Atlas blidéen. «On a joué à Djebabra, Souhane, Nador, Sidi Brahem… On a joué même en pleine montagne, dans des coins où tu avais 30 enfants», raconte Amine Guerrache. «Nous sommes les précurseurs du théâtre de marionnettes dans plusieurs zones enclavées», déclarait pour sa part Halim Chanane en marge de l'édition 2008 du festival de Aïn Témouchent (Le Maghreb du 25 décembre 2008). «Pour la petite histoire, l'équipe a collaboré, nous dit Amine, avec notre ami Abdenour Zahzah, lors du tournage de Garagouz (2010), véritable joyau cinématographique qui a raflé une vingtaine de prix dans les festivals les plus prestigieux à l'international». D'ailleurs, à un moment donné se joint à nous Youcef Abas, comédien qui fait partie de ce collectif, et qui a joué dans le film de Zahzah. Nous aurons également le plaisir de rencontrer, grâce à Amine, le grand Mahmed Irki, artiste plasticien, ancien collaborateur à Algérie-Actualité et héros du film. «Warchat Founoun» pour poursuivre l'aventure «On fabrique tous les types de marionnettes : à gants, à doigts, à tiges, habillées. Il nous reste à développer la marionnette à fil», énumère Amine. «On a choisi le théâtre, et la marionnette tout spécialement, parce que c'est ludique. L'enfant ne peut pas grandir correctement s'il ne joue pas», explique le comédien, lui-même papa de trois adorables bambins. «On fait aussi du théâtre pour adultes, mais on sait que si on investit dans le théâtre pour enfants, on peut sauver certaines choses dans les années à venir. Il faut investir dans l'enfance», plaide-t-il. Manifestement, il y a un côté «éducation citoyenne» dans cette approche comme l'illustrent les pièces de «sensibilisation à l'environnement» produites par le Petit Théâtre (Nadhifa et Rafiko en particulier…), et qui sont des «pièces didactiques» (dixit Amine). Dans le «théâtre environnemental» développé par ce collectif audacieux, il y a une dimension «récupération» qui est clairement revendiquée et pratiquée dans la confection des marionnettes. Pour la figurine de Rafiko par exemple, il est confectionné à base d'un pot de yaourt, une tête en papier aluminium et des fourchettes en guise de mains. Malgré son parcours exceptionnel, son riche répertoire maison et ses quatre ou cinq prix raflés, la micro-entreprise «poétique» a dû se mettre en veilleuse, étranglée par des difficultés financières. Et pour ne pas perdre le capital expérience accumulé durant toutes ces années, le même collectif s'est organisé en association dénommée Warchat Founoun (Ateliers d'art), domiciliée au Centre culturel de Beni Mered. «Ce sont les mêmes personnes qui étaient au Petit Théâtre qui ont créé l'association Warchat Founoun», confirme Amine. «Après plusieurs années passées au Petit théâtre, on s'est retrouvés en difficulté. Or, qui dit entreprise, dit rentabilité. Le problème est qu'il n'y a pas de marché culturel dans notre pays, et comme ce n'est pas dans la tête de nos responsables dans la mesure où pour eux la marionnette, le théâtre, la culture, c'est du superflu, ça n'a pas fonctionné. On a fini par opter pour la création d'une association. C'était il y a deux ans. Il y avait un maire sympa, M. Stambouli, l'ex-maire de Beni Mered, qui a mis généreusement à notre disposition une salle». En peu de temps, l'association a su créer une dynamique autour d'elle, multipliant spectacles pour enfants, ateliers de création et autres actions artistiques et sociales de proximité. Cet élan se trouve aujourd'hui brisé, nous dit Amine. Et pour cause : «Quand M. Stambouli est parti, nous avons été priés de libérer la salle. On nous disait que c'était pour effectuer des travaux. Aujourd'hui, nous sommes SDF et notre matériel est toujours dans la salle.» Pour autant, Amine et ses camarades sont loin d'avoir abdiqué. «On veut monter Nedjma en marionnettes pour adultes», confie le marionnettiste. Il cherche désespérément Le Cadavre encerclé du même Kateb Yacine et nous récite de mémoire un passage de Mohamed, prends ta valise. Pour lui, «l'espoir c'est comme la religion : il faut le pratiquer. Tant que tu ne le pratiques pas, tu n'as pas d'espoir !»