Soixante ans sont passés depuis la disparition tragique de l'avocat Ali Boumendjel. Des témoignages d'acteurs de la période et des travaux d'historiens comme votre biographie sont parus pour expliquer cette séquence douloureuse de la guerre. Y a-t-il du nouveau dans cette «affaire» ? Le contexte qu'il faut éclairer, c'est celui de la «Bataille d'Alger», de la grande répression qui s'est abattue sur Alger durant l'année 1957, dont c'est actuellement le 60e anniversaire. Il y a eu du neuf surtout dans les années 2000, avec l'intervention publique de Louisette Ighilahriz, et avec la publication des mémoires du général Aussaresses en 2001. Ce dernier était au moment de la Bataille d'Alger parmi les parachutistes du général Massu. Il reconnaissait dans son livre un grand nombre de crimes, avec deux victimes citées nommément : Larbi Ben M'hidi et Ali Boumendjel. Boumendjel aurait, selon lui, été assommé d'un coup de manche de pioche avant d'être jeté du haut de l'immeuble tenu par les parachutistes à El Biar. Comme pour Ben M'hidi, ses propos contredisaient la version officielle du suicide. En 2005, la journaliste française Florence Beaugé publiait un livre faisant le point sur ses enquêtes des années précédentes : derrière les noms les plus célèbres, elle restituait bien la multiplicité des «affaires», des cas de personnes enlevées par les parachutistes, torturées, déplacées, assassinées pour montrer une ville martyre. Elle rappelait ainsi que nombre de victimes demeuraient sans noms et même leur nombre était une inconnue. Peut-on espérer connaître un jour un peu mieux les circonstances de la détention et de l'assassinat de Maître Ali Boumendjel ? Par rapport à tous ces sans-nom, le cas de Boumendjel est plutôt bien documenté. Arrêté le 9 février, il a été assassiné le 23 mars 1957. On sait par exemple qu'il a été détenu un temps à la caserne du génie de Hussein Dey, où il a croisé son beau-frère Djamel Amrani, mais aussi à la ferme Perrin, où il a été identifié par Ben Ali Boukort, à l'hôpital Maillot, où on le laissait croire que les cris de femme qu'il entendait étaient ceux de son épouse en train d'être violentée, et enfin dans l'immeuble tenu par les parachutistes, au 92, avenue Clemenceau (aujourd'hui Ali Khodja) à El Biar. Il se pourrait aussi qu'il ait été détenu ailleurs sans que l'on ait de trace. Tout cela on le sait, parce que Boumendjel n'était pas un anonyme, mais un avocat que beaucoup de camarades militants ou de militants il avait défendus pouvaient le reconnaître et donner de ses nouvelles. Comme il était connu et que beaucoup de gens s'inquiétaient pour lui, notamment en France, les militaires ont beaucoup communiqué à son sujet au cours de fréquentes conférences de presse. Ils faisaient état «d'aveux» tous les jours plus spectaculaires mais faux, dont on ne sait pas s'ils y croyaient eux-mêmes. Amar Bentoumi était convaincu que Boumendjel avait pris sur lui des responsabilités qui n'était pas les siennes pour protéger les camarades encore libres. Lorsque quelques jours plus tard la répression s'est abattue sur tous les autres avocats du FLN et que lui-même a été arrêté, il avait pu tout nier en bloc et m'avait dit devoir la vie à son ami. Vous avez consacré une biographie fouillée sur ce personnage au parcours atypique (Barzakh). Pourquoi a-t-il été ciblé par les militaires dans le contexte spécial de ce qui a été appelé «la Bataille d'Alger» ? L'une des choses qui se jouait dans la Bataille d'Alger, c'était l'élargissement de la répression à des couches nouvelles de la société algérienne. Pour le FLN, c'était important de gagner progressivement les partis politiques (avec la dissolution de l'UDMA, en avril 1956, puis les accords PCA-FLN en juillet de la même année), mais aussi de gagner de nouvelles couches de la société : les professions libérales, les élites éduquées, et enfin d'impliquer les gens des villes alors que l'essentiel de l'effort avait été porté jusque-là par le monde rural. C'est l'un des objectifs de la grève des huit jours, lancée le 28 janvier 1957 : elle devait permettre au FLN de revendiquer sur la scène internationale où se jouait une partie de la guerre un soutien populaire massif. A cette stratégie répondit un élargissement de la répression à des groupes jusqu'à relativement épargnés : c'était le cas des avocats, puisque Boumendjel n'était que le premier d'une série d'avocats enlevés par les parachutistes. Parmi les avocats du premier collectif des avocats du FLN, seuls demeuraient libres ceux qui se trouvaient alors à l'étranger. Au moment de son arrestation, on ne connaît pas les responsabilités exactes de Boumendjel. On sait qu'il avait été responsable au sein de l'UDMA, l'Union démocratique du Manifeste algérien de Ferhat Abbas, et qu'il avait été avec Kadour Sator l'un des intermédiaires entre l'UDMA et Abane Ramdane, son ancien camarade de classe du lycée de Blida pour négocier le ralliement de son parti au FLN. A ce titre, il faisait partie, comme Sadek Hadjrès au PCA, des «conseillers» de Abane, ces hommes avec lesquels il échangeait dans le but d'élaborer le contenu politique de la Révolution. C'est peut-être pour ces raisons qu'il a été enlevé, les sources sont confuses à ce sujet. Ce qui est sûr, c'est que son arrestation marque le moment où la répression touche massivement ces catégories nouvelles : des leaders politiques, des intellectuels, des professions libérales qui sont encore présents à Alger sont désormais en danger. Son assassinat leur envoie un signal très fort. Boumendjel a subi la torture. Sa disparition dramatique a provoqué une onde de choc dans l'opinion métropolitaine. Comment expliquer ces réactions qui ont permis de changer, nous dites-on, la perception envers le combat engagé par le FLN ? Par le fait qu'il soit un «intellectuel», un «évolué»… ? C'est intéressant de comparer dans l'opinion publique française la réaction à l'assassinat de Larbi Ben M'hidi (presque nulle) à celle qui suivent la mort de Boumendjel, qui provoque la mobilisation d'une partie – certes réduite – de l'opinion publique française. Ce qui fait que l'assassinat de Boumendjel est aussi «une affaire française» provient de sa personnalité et de son parcours, ainsi que de ceux de son frère aîné, Ahmed Boumendjel. Tous les deux ont été des responsables de l'UDMA. Ahmed Boumendjel était le principal lieutenant de Ferhat Abbas, il avait un cabinet d'avocat à Paris. Ali Boumendjel, quant à lui, était un homme de contact, proche des militants du MTLD, ayant aussi beaucoup d'amis au PCA, il était membre du Mouvement mondial de la Paix. Non seulement ils sont connus en Algérie, mais ils ont aussi beaucoup d'amis dans le monde, et en France en particulier. Les militaires n'ont que haine à l'égard d'hommes comme eux qu'ils considèrent comme des intellectuels protégés par leurs relations en France : en assassinant Boumendjel, c'est aussi vers la France qu'ils envoient un message. Après sa mort, ses amis hors d'Algérie provoquent la mobilisation : c'est d'abord René Capitant, ancien ministre du gouvernement du général de Gaulle et un temps professeur de droit à l'université d'Alger qui écrit une lettre ouverte par laquelle il suspend son enseignement à l'université en protestation. Ce sont aussi des journalistes, des avocats, des militants qui évoquent sa mémoire, en soulignant qu'il n'est pas un chef de guerre, ni un brigand, ni un fellagha, comme on décrivait en France les combattants de l'ALN. Ce qu'ils disent au fond, c'est que si leur ami Boumendjel a rejoint le FLN, c'est que le FLN est une organisation bien plus légitime, recommandable, respectable que l'image qui en a été donnée jusque-là. Contrairement à Ben M'hidi, perçu comme un chef de guerre mais dont ils ignorent tout, ils s'identifient à Boumendjel. Divers auteurs le comparent aux résistants français assassinés par les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale, et, du coup, comparent aussi les exactions de l'armée française en Algérie à celles de l'armée nazie. Comment appréciez-vous le travail de la justice ? Quel a été le rapport entretenu par les juges avec une armée qui avait les pleins pouvoirs ? Il faut revenir au mécanisme de la Bataille d'Alger : en janvier 1957, l'autorité civile française est remise aux parachutistes du général Massu qui fait son entrée à Alger. C'est désormais l'armée qui est en charge de rétablir l'ordre et d'assurer la police dans la ville. Les militaires enlèvent donc des personnes en dehors de tout contrôle judiciaire. On connaît les efforts de Paul Teitgen, le secrétaire général de la préfecture d'Alger pour jouer un rôle de garde-fou : en signant des assignations à résidence pour des personnes enlevées par les parachutistes, il créait une trace attestant de leur existence et impliquant l'armée. Mais le cas de Ali Boumendjel montre bien que pendant plusieurs jours ou semaines, la justice pouvait être entièrement tenue à l'écart du sort d'une personne prise par les militaires. Quant au système mis en place par Paul Teitgen, il a ses limites, et on ne sait toujours pas combien de personnes ont pu être assassinées à Alger durant cette période. Le parcours de l'avocat, devenu héros national, n'est pas suffisamment valorisé après l'indépendance, comme le regrettent les siens et beaucoup de ses compatriotes. Pourquoi, selon vous ? Y a-t-il une catégorisation dans la perception des militants disparus selon le cheminement personnel de chacun ? Après l'indépendance, outre l'image du peuple révolutionnaire, les récits ont eu tendance à valoriser les parcours de combattants armés. Le portrait-robot du combattant héroïque pouvait être brossé en quelques traits : c'était un combattant armé qui avait combattu dès le 1er novembre, il avait été militant du PPA-MTLD de Messali Hadj mais n'avait pas pris parti pour Messali lors de la crise du PPA. Les variantes par rapport à ce récit ont eu tendance à être tues ou à rester discrètes : les formes d'engagement non armé (engagement politique, engagement syndical par exemple), mais également les parcours des militants de l'UDMA ou du PCA n'ont pas été valorisés en fonction des exigences politiques de la période post-1962. En revanche, l'engagement de l'Association des Ulémas, bien que dernière ralliée au FLN, était mis en avant. C'est avec l'ouverture consécutive à octobre 1988, notamment dans le domaine de l'édition, que d'autres parcours ont été mieux connus et reconnus, avec notamment la publication d'ouvrages autobiographiques qui montraient la variété des expériences révolutionnaires. Le parcours de Ali Boumendjel est intéressant parce qu'il était connu comme martyr – on lui avait attribué le nom d'une des grandes rues d'Alger, l'ancienne rue Dumont d'Urville – mais son parcours politique n'était pas très bien connu et ne correspond pas bien au stéréotype du héros. Né en 1919, il fait partie de la seconde génération de l'école française, puisque son père était instituteur. Suivant le père, la famille a vécu dans différentes villes, se coupant un peu de son terroir d'origine. Le père, et surtout les deux frères, Ahmed et Ali, ont été engagés dans l'Association des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML), puis, à partir de 1946, dans l'UDMA de Ferhat Abbas. A leurs niveaux de responsabilité différents, ils ont tous les deux participé à une décennie de vie partisane, durant laquelle le MTLD, l'UDMA et le PCA ont animé la vie politique du 2e collège électoral en luttant pour l'indépendance. En faisant émerger des parcours comme celui de Ali Boumendjel, c'est toute cette activité d'avant la guerre qu'on découvre mieux. A partir de l'insurrection, il participe à la défense des militants du FLN dans le Collectif des avocats aux côtés de Amar Bentoumi, Arezki Bouzida, Mohammed Hadj Hamou et bien d'autres. Depuis 2004, la Journée nationale de l'avocat est fixée au 23 mars, en souvenir de sa mort.