A quel moment avez-vous découvert Mouloud Feraoun ? C'était en 2009, lors de ma première visite en Algérie avec mes collègues scientifiques (biologie, agronomie, hydrologie) affiliés comme moi au Centre de recherche sur l'Afrique du Nord (ARENA) de l'Université de Tsukuba. J'avais plus d'une vingtaine d'années de recherche en critique littéraire (française et mondiale) avec peu d'intérêt pour les études régionales. Mais à travers ma visite et mes lectures, j'ai pu constater la vivacité exceptionnelle et l'accumulation féconde de la production littéraire en Algérie. J'ai senti que pour établir une vision universelle de la littérature moderne, la perspective sur la littérature algérienne était indispensable. J'ai commencé ainsi à lire les romans de Mouloud Feraoun. Et c'était une grande découverte. Que saviez-vous à cette période de la littérature maghrébine ? De l'Algérie, je ne connaissais que Nedjma de Kateb Yacine et La Répudiation de Rachid Boudjedra, introduits au Japon au début des années 90' avec la vague du «postcolonialism» en littérature. J'ai apprécié les exploitations expérimentales de ces œuvres, mais elles ne m'ont pas trop séduite. J'ai découvert en même temps les œuvres de Feraoun, la trilogie de Mohammed Dib et deux romans de Mouloud Mammeri (La Colline oubliée, L'Opium et le Bâton) qui m'ont bien renseignée sur la vie des Algériens durant la colonisation française et la guerre. Pour la littérature maghrébine, des ouvrages de Tahar Ben Jelloun m'ont apporté quelques joies de lecture. Mais c'est l'écrivaine tunisienne, Emna Belhaj Yahia, qui m'a profondément inspirée et m'a ouvert une nouvelle aire de recherche littéraire. J'ai découvert ses œuvres à Tunis, en 2002. La souplesse de sa pensée, l'originalité de sa vision et la finesse de son écriture m'ont foncièrement enchantée. Bien qu'elle ne soit pas trop connue du public français et francophone, j'ai décidé de traduire ses romans pour les lecteurs japonais. Et c'est fait, pour L'Etage invisible, à mon avis, son chef-d'œuvre, en 2011, et pour Tasharej, plus léger et très agréable, en 2015. Qu'est-ce qui vous a poussée à traduire Le fils du pauvre et non pas, par exemple, La terre et le sang du même auteur ? A la première lecture, Le Fils du pauvre n'était pour moi qu'un roman charmant, riche en affection humaine, muni d'une certaine complexité (je l'ai lu comme tout le monde dans la version des éditions du Seuil de 1954). Par la suite, j'ai appris l'existence de la version originale, Le Fils du pauvre, Menrad, l'instituteur kabyle (1950). Quand j'ai lu cette œuvre méconnue par sa vraie qualité, j'ai décidé de la traduire. Le Fils du pauvre, Menrad, l'instituteur kabyle (1950) est entièrement régi par un relativisme lié à l'ironie fondamentale. Tout en entretenant la simplicité du style et la douceur émotionnelle, le texte présente partout une double ou triple vision afin de renverser nos critères de valeurs et nous révéler une autre vision du monde. J'apprécie vraiment La Terre et le sang en tant que portrait collectif de la société kabyle, ainsi que Les Chemins qui montent par l'approfondissement des tourments intérieurs des êtres sensibles. Mais la force innovatrice du premier roman de Feraoun me paraît sans égale. Je voulais, au surplus, que la traduction japonaise, basée sur la version originale, contribue à la redécouverte de la littérature de cet écrivain chez les lecteurs algériens et francophones. Qu'est-ce qui vous attire dans l'écriture de Feraoun ? D'abord la simplicité merveilleuse. Il sait condenser plusieurs visions contradictoires en une seule ligne, en apparence très facile à lire. Par exemple, la première phrase du roman commence par «Menrad, modeste instituteur du bled, vit…». En effet, on peut trouver plusieurs sens à la qualification de «modeste». D'abord la pauvreté, bien sûr ; ensuite la banalité de l'existence ; sans doute la faible valorisation de soi, mais aussi la noblesse d'esprit, car la modestie est une qualité que seuls peuvent avoir des êtres de haute dignité mentale. Ainsi, ne sait-on plus si le héros est faible ou fort, doté d'une personnalité inférieure ou supérieure. Dès le début, le lecteur fait face aux critères de valorisation. A vrai dire, dans le roman, rien n'est simple, personne n'est simple. Tous les personnages ont plusieurs faces, le plus souvent antagoniques : le père Ramdane, robuste et tendre, le petit Fouroulou, tyrannique et craintif, etc. Ils révèlent à chaque étape de l'histoire un côté inattendu. Le mouvement du texte est donc celui du renversement, de l'ébranlement et du renouvellement. Dans le développement du récit, l'alternance des temps verbaux met le lecteur tout à tour en position d'observateur éloigné et en position de témoin direct ou même d'élément concerné. Ce type de narration, dite «fluctuante», est d'ailleurs essentiel dans les romans japonais. La version originale du Fils du pauvre de 1950 est très riche de ce point de vue, et c'est pour moi un aspect exquis de l'œuvre. Cependant, dans la version de 1954, bon nombre de passages ont été mutés du présent au passé en tenant compte des habitudes des lecteurs français qui préféreraient une cohérence monotone. Ces retouches auraient été apportées par Emmanuel Roblès en tant qu'éditeur au Seuil. Il faut aussi relever, comme caractéristique narrative du roman, la transition assez fréquente du point de vue et l'adoption de voix multiples dans le texte : voix des personnages de différentes positions et, par exemple, voix des villageois kabyles, voix d'occidentaux, voix universelles, etc. L'écriture de Feraoun nous introduit exactement dans une «arène» des voix, telle que l'a caractérisée le théoricien russe de la littérature, Mikhaïl Bakhtine. Tous ces caractères auxquels j'ai référé sont bien réduits dans la version du Seuil de 1954, mais vous pouvez néanmoins les apprécier si vous la lisez attentivement. Les enfances difficiles ne manquent pas chez les écrivains japonais. On pense à Fumiko Hayashi ou Nosaka Akiyuki… Le Nobel chinois, Mo Yan, affirme même qu'une enfance difficile est indispensable à la formation d'un écrivain... Indispensable ou non, je ne saurais le dire. Mais c'est vrai que les difficultés nous apportent de grands enseignements sur la vie humaine. Le titre du roman, Le Fils du pauvre, exprime déjà cette idée. La pauvreté nous fait grandir de façon très riche. Les Japonais, qui accordent beaucoup d'importance à la patience et aux efforts, connaissent bien les leçons précieuses de l'adversité. C'est peut-être pour cette raison qu'au Japon (et dans les pays asiatiques), de manière assez prononcée, l'imagination créatrice est souvent et fortement liée à la contrariété de l'existence, et les lecteurs sont prêts à apprécier la vérité que l'on trouve à travers les épreuves. D'ailleurs, il est vrai aussi que, pour la même raison, des œuvres au misérabilisme facile foisonnent depuis toujours. Parmi les écrivains japonais, lequel (ou lesquels) vous semble le plus proche de Feraoun ? C'est difficile à répondre. Peut-être Takashi Nagatsuka (1879-1915) pour la description de la vie rurale des paysans pauvres (La Terre, 1910), Kataï Tayama (1872-1930) pour la présentation d'un jeune instituteur dans la campagne (Instituteur rural, 1909). Ils figurent parmi les pionniers de la littérature moderne de notre pays. Comme écrivains-instituteurs, nous avons connu pas mal d'auteurs qui enseignaient au début de leur carrière et ont quitté l'école peu après pour se consacrer à l'écriture : Soseki Natsume, Toson Shimazaki, Takuboku Ishikawa, etc. De ce fait aussi, on peut mesurer le poids de la décision de Mouloud Feraoun de rester quotidiennement au service des enfants de son pays. Entre l'univers de la Kabylie des années trente et, mettons, celui des romans campagnards de Kenzaburo Ôe, prix Nobel 1994, avez-vous établi des rapprochements ? Oui, entre l'univers décrit par Feraoun et ce que les Japonais connaissaient depuis longtemps, les sociétés rurales traditionnelles sont assez similaires. L'attachement à la terre, le travail familial, la consolidation des parentés, la rivalité et la jalousie entre habitants, etc. La notion de «fils aîné» est déjà typique de ces deux mondes qui s'organisent par transmission de la terre du père au fils. Le respect des aînés est partagé même par les Japonais d'aujourd'hui. Quant aux romans campagnards de Kenzaburo Ôe, s'il s'agit de ses premières nouvelles et du roman Le Jeu du siècle, je crois que l'intérêt de l'auteur ne résidait pas dans la mise au point de la vie quotidienne des villageois, mais dans la mise en question de la situation d'après-guerre au Japon en exploitant le décor rural comme lieu symbolique de Japonité.