Le discours sur les ciné-clubs algériens se conjugue souvent au passé nostalgique. Pourtant, en cherchant du côté des initiatives citoyennes et associatives, on trouve des exemples édifiants pour réamorcer cette activité salutaire à plus d'un titre. Ce n'est certes plus le bouillonnement cinéphilique des années 70', mais ces actions locales, qui tiennent par la volonté inébranlable de quelques passionnés, réussissent à transmettre efficacement le virus du septième art, le sens de la critique et la culture du débat. Au centre-ville de Mascara, dans la salle flambant neuve d'Essaada, les membres du plus ancien ciné-club d'Algérie encore en activité préparent leur séance hebdomadaire. Ce jeudi, c'est le film Lalla Zbida ouennas de Yahia Mouzahem qui est projeté en qualité numérique et en présence du réalisateur. Présents aux côtés de l'invité, parmi le public et même avec le projectionniste, les membres du ciné-club sont chez eux dans cette belle salle dont ils assurent l'activité depuis sa restauration et sa réouverture en 2015. Bien des salles seraient jalouses du public présent en nombre et en genres. Les anciens en kachabia et chèche côtoient les jeunes aux coiffures à la mode. Les femmes sont également présentes, souvent accompagnées de toute la famille. La séance commence à 18h devant une salle raisonnablement remplie. C'est le docteur Mahi, membre actif de l'association, qui présente le film en citant quelques critiques, rappelant la biographie du réalisateur et l'invitant à raconter les conditions du tournage. Le déroulement est bien huilé et la projection commence, de l'avis du réalisateur, dans des conditions optimales. Le débat qui suit ne manque pas d'intérêt avec des remarques et des questionnements divers. Le moindre détail du scénario est passé en revue et les aspects techniques abordés longuement. Qu'ils soient comblés ou d'avis plus mitigé, les intervenants, chose assez rare pour être signalée, concentrent leur propos sur le film projeté sans abuser du temps de parole ou partir en digressions. L'expérience continue du ciné-club durant trente années a manifestement porté ses fruits. Venu d'Alger, Yahia Mouzahem est impressionné par la qualité du débat, affichant sa joie de «parler enfin de cinéma» devant un auditoire qui sait de quoi il parle. Le réalisateur annonce même qu'il retravaillera le montage de son film à la lumière des remarques et impressions reçues ! La discussion se poursuit durant le dîner et Abdelhamid, membre actif du ciné-club, dégaine son portable pour enregistrer les échanges en vue de son émission hebdomadaire diffusée à la radio régionale de Mascara. Cette aventure trentenaire a débuté de manière «tout à fait accidentelle», se souvient Mohamed El Keurti, président du ciné-club depuis sa fondation en 1987. A l'époque, des animateurs de l'UNJA lui avaient proposé de prendre en charge les projections au sein du théâtre de Mascara avec son ami Adda Chentouf. Administrateur à Saïda, ce dernier est aussi un passionné de cinéma et ami de l'acteur Jean-Paul Belmondo qui a d'ailleurs préfacé un de ses livres sur le cinéma. Le duo El Keurti-Chentouf a ainsi commencé à sévir au théâtre de Mascara, fin 1987. Les bobines 16 mm étaient empruntées au Centre culturel français d'Oran. Loin d'opter pour la facilité, le ciné-club commence fort avec Sous les toits de Paris, film muet de René Clair, puis les œuvres de Luis Bunuel, la Nouvelle Vague... Dès le départ, l'activité est constante et le programme audacieux. Les projecteurs s'usent les uns après les autres, mais pas l'enthousiasme des animateurs. Les membres du ciné-club fondent l'association Emir Abdelkader qui, en plus des projections-débats, programme également du théâtre avec des invités de la trempe de Abdelkader Alloula, ainsi que des conférences sur divers sujets. Et puis le théâtre de Mascara cesse d'abriter cette activité qui ressuscitait le débat citoyen par la magie du septième art. Qu'à cela ne tienne, le ciné-club migre vers l'ancienne salle de la mairie et l'activité reprend de plus belle avec, notamment, des films de Youcef Chahine et Akira Kurosawa. Après les manifestations d'octobre 1988, arrive un nouveau directeur de la culture d'obédience islamiste qui a «d'autres priorités» que le ciné-club. Plus d'espaces de projections... Après une période d'arrêt, les cinéphiles reviennent à la charge avec la collaboration d'une nouvelle équipe plus sensible à leur projet à la tête de l'APC. C'est avec un simple téléviseur placé en hauteur que sont diffusés les chefs-d'œuvre de John Houston, Chaplin ou Hitchcock en plein cœur de la tourmente des années 90'. Le ciné-club élit domicile, aux côtés d'autres associations qui se consacrent au théâtre ou à l'écologie, dans des locaux désaffectés au Jardin Pasteur. Ces salles souterraines servaient auparavant de chenil. Les membres de l'association les transforment en lieu culturel convivial avec une décoration renouvelée et des rangées de sièges récupérées du théâtre. Grâce aux aides de l'APC, un vidéo-projecteur est acquis. Le Jardin Pasteur devient un carrefour culturel où peintres, comédiens, musiciens et cinéastes se rencontrent à la faveur des activités associatives. On y reçoit des personnalités culturelles, à l'image de Lyes Salem venu présenter Mascarades, ou l'écrivain Yasmina Khadra, invité par l'association culturelle Emir Abdelkader. En 2001, le ciné-club émerge des souterrains du Jardin Pasteur pour organiser des projections à la maison de la Culture. Le public s'étoffe et la programmation mêle films populaires et cinéma d'auteur avec, toujours, de riches débats à la clé. Les grosses productions hollywoodiennes voisinent avec le cinéma de Pedro Almodovar, le néoréalisme italien, ou encore les classiques de Fritz Lang ou Eisenstein. Enfin, en 2015, le ciné-club a une véritable salle de cinéma avec la salle Essaada (ex-Colisée). Une ancienne salle remise à neuf avec, en prime, le premier équipement DCP du pays, rappelle fièrement Mohamed El Keurti. La boucle est bouclée, car la salle accueillait les projections-débats de l'ancien ciné-club qui activait avec succès dans les années 60' et 70'. Le ciné-club tient le coup grâce à un noyau de passionnés qui s'est étoffé avec le temps. En plus de l'infatigable El Keurti, Mourad Kadi-Hanifi a rejoint le groupe durant les années 90', lui donnant un nouveau souffle et, plus récemment, Abdelhamid Mossedek qui anime l'émission du ciné-club à la radio régionale, mais aussi des fidèles de toujours, tels le Dr Mahi Mohamed et Daho Hamdani. Avec ses compagnons, El Keurti mène le ciné-club contre vents et marées depuis trente ans. Bien que les jeunes ne soient pas absents, l'équipe se pose de plus en plus la question du renouvellement générationnel du ciné-club dont la moyenne d'âge des habitués tourne autour de la cinquantaine «Le public a besoin de films sous-titrés en arabe, note El Keurti. C'est nécessaire pour la jeune génération. Surtout s'il s'agit de films d'auteur. Sinon, quand on a des films hollywoodiens tels que The Revenant, la salle se remplit sans mal. On pioche également dans un cinéma américain plus exigeant comme les films sélectionnés au festival de Sundance.» Aujourd'hui, grâce à internet notamment, des contacts se sont noués entre les cinéphiles du pays. Par exemple, le ciné-club de Mascara est toujours présent aux Journées cinématographiques de Béjaïa, autre initiative associative de qualité. Pour ses trente ans, le ciné-club de Mascara souhaiterait réunir les différents acteurs animant des activités similaires en Algérie afin de fédérer toutes ces expériences (lire ci-dessous). Vraiment, le parcours au long cours de cette équipe de cinéphiles invétérés dans la ville natale de l'Emir Abdelkader est un exemple de résistance culturelle.