Cela fait plus de trois semaines depuis que l'agitation sociale secoue la Tunisie, notamment à Tataouine (frontière libyenne), le Kef (frontière algérienne) et Kaïrouan (centre du pays). Ce sont des signaux de cette Tunisie profonde qui aspire à recueillir les dividendes de la révolution, sans rien voir venir. Le ras-le-bol monte des entrailles du pays profond. Le gouvernement Chahed ne cesse d'essayer de colmater les brèches, en dépêchant sur place des délégations ministérielles pour déminer le terrain. Mais, les mesures prises en Conseil des ministres n'ont pas permis de calmer les esprits. Harcelés de toutes parts et, surtout, sous l'emprise d'une grave crise économico-financière limitant les manœuvres, Chahed et son équipe essaient de parer au plus pressé, sans pouvoir satisfaire la population, dont les revendications sont jugées légitimes. Une politique marquée par le «trop peu, trop tard», en l'absence de l'Etat et des partis au pouvoir, les populations travaillées par l'opposition ne sont pas près de faire des concessions, s'estimant en position de force, puisque tous les gouvernements depuis 2011 leur ont promis le travail pour leurs jeunes chômeurs et la sortie de leurs régions marginalisées de la pauvreté. Crise économico-financière Toutefois, l'équipe de Youssef Chahed ne peut faire que la politique de ses moyens «trop limités». Aujourd'hui, les statistiques du ministère des Finances indiquent que le déficit budgétaire est autour de 6%. Le déficit de la balance commerciale avoisine les 15% du PIB. Le dinar a perdu en six ans près de 25% de sa valeur. Le taux de croissance n'a pas dépassé 1%. Pourtant, l'endettement extérieur a plus que doublé, en passant de 25 milliards de dinars (13 milliards d'euros, en 2010) à 56 milliards de dinars (25,5 milliards d'euros). Cette dette est passée de 40,7% du PIB en 2010, à 61,9% du PIB en 2016. Les mêmes statistiques indiquent donc que les caisses n'étaient pas vides après le départ de Ben Ali ; plus encore, la communauté internationale a été généreuse en gestes multiples au profit du pays qui a été à l'origine du Printemps arabe. Mais, c'est la gestion pendant la gouvernance de la Troïka, en 2012 et 2013, qui a complètement déréglé les indicateurs macroéconomiques, selon l'universitaire Sami Aouadi qui rappelle, à titre d'exemple, un rapport du Fonds monétaire international (FMI) parlant de 1,4 milliard de dinars (700 millions d'euros) de compensations pour les anciens prisonniers islamistes. Le déséquilibre des grands indicateurs macroéconomiques n'est pas l'unique facteur de déstabilisation du gouvernement Chahed. Il est mal soutenu par sa majorité parlementaire, notamment le parti du Président, Nidaa Tounes, qui n'est plus que l'ombre de lui-même. Les islamistes d'Ennahdha, officiellement au pouvoir, soutiennent les revendications des manifestants et ne leur expliquent pas les limites des capacités de l'Etat. Les partis de l'opposition, notamment Al Harak de l'ex-président Moncef Marzouki, et Attayar de Mohamed Abbou, grands perdants aux élections de 2014, tiennent leur revanche. Du côté de la forte centrale syndicale, l'UGTT, le secrétaire général Noureddine Taboubi a certes qualifié les revendications sociales de légitimes. Il a néanmoins soulevé à El Watan l'implication de réseaux de contrebandiers qui ont mis à profit l'absence de l'Etat dans ces régions pour s'y substituer. Il n'est pas exclu, selon lui, que ces réseaux soient derrière cette contestation. Davantage d'austérité De larges franges de la population revendiquent des mesures salvatrices, alors que le pays traverse depuis 2013 une profonde crise financière avec des déficits budgétaires de 5,5% et 6,9% en 2012 et 2013. Depuis la venue de Mehdi Jomaâ au pouvoir, début 2014, les gouvernants ont lancé l'alerte quant à la situation financière très difficile que traverse le pays. Habib Essid et Youssef Chahed ont repris les mêmes propos et appelé à des mesures douloureuses, sans les entamer. Le gouvernement de Chahed n'a pas pu appliquer le gel des salaires de la Fonction publique. Béji Caïd Essebsi et Ghannouchi n'ont pu tenir tête à l'UGTT, ni convaincre le syndicat de la nécessité de mesures d'austérité. En guise de conclusion, il est utile de se référer aux propos de l'expert Sami Aouadi concernant les agissements «irresponsables» de la classe politique, qui est loin de soutenir le gouvernement. «Les deux ténors du pouvoir, Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, ont, certes, tous les deux évoqué l'impasse dans laquelle se trouve l'économie et appelé à des mesures pour stabiliser les grands équilibres économiques du pays. Mais, la classe politique n'est pas consciente de ces difficultés, y compris les partis au pouvoir, et ce, pour des soucis électoraux. Aucun dirigeant n'ose dire à la population que des sacrifices sont nécessaires pour amorcer le développement. La crise est toujours annoncée à demi-mot, assortie d'une note d'espoir. Pour Aouadi, «la gouvernance des ‘‘deux Cheikhs'' mène désormais la Tunisie vers l'impasse économique et la faillite financière s'ils ne s'entendent pas sur l'adoption d'une politique d'austérité. Or, les politiques ne veulent pas parler austérité à la veille d'élections». Donc, la prise en charge des vrais problèmes n'est pas pour demain.