S'il est compréhensible et, à plusieurs égards, fondé que les partis politique soient interpellés sur leur responsabilité dans la crise actuelle, se réjouir de leurs petits scores électoraux et de leurs difficultés à drainer la foule le restant de l'année est sûrement dangereux. La boutade qui voudrait que désormais le «parti des 62%» (soit tous ceux qui se sont abstenus de voter le 4 mai) est le vrai parti majoritaire en Algérie, n'est qu'une boutade justement. Le taux souligne évidemment le vertigineux fossé qui sépare la population du processus politique dans son ensemble, et surtout le contentieux de plus en plus manifeste et explosif qui l'oppose aux tenants du pouvoir - ce concernant d'ailleurs, on était déjà bien renseignés et depuis plusieurs échéances électorales. Le problème de cette majorité qui gronde en silence, c'est qu'elle ne reconnaît concrètement aucun cadre d'organisation et n'exprime pas pour l'heure le besoin d'en avoir. Ceux disponibles sur la scène ne lui conviennent manifestement pas, et pour la plupart font partie des sigles en disgrâce qui ont essuyé le rejet du 4 mai ; les partis ayant appelé au boycott des élections ne peuvent pas, à leur tour, honnêtement revendiquer le mérite d'un si large écho à leur appel. La «classe politique», en définitive, n'est reconnue ni quand elle participe ni quand elle boycotte. Il est évident que les Algériens ont pris conscience, à l'écœurement, du degré de gravité de la corruption qui gangrène les institutions et de l'incompétence des dirigeants à engager le pays sur la voie du développement. Comme il est tout aussi évident que leur aspiration au «changement» a rarement été aussi puissante. Mais cette prise de conscience tend à se suffire à elle-même et à se figer dans un magma déprimant de désillusions ; au mieux à se confondre à une sorte de fatalisme militant qui trouve son compte sur les réseaux sociaux. Il manque cruellement cette articulation dynamique qui transformerait le potentiel en force et mettrait en lien les colères diffuses et les énergies éparpillées. La disqualification des sigles partisans est dramatique dans la mesure où la cassure ne concerne plus seulement la société et le pouvoir, mais la société et ce qu'elle est censée avoir produit comme moyens d'expression et instruments d'action. Le parti politique n'est plus perçu comme un laboratoire d'idées et un lieu où peuvent s'exprimer les solidarités citoyennes et converger des idéaux ; à peine des coteries hermétiques obnubilées par la course au strapontin et aux privilèges. Cette caricature injuste, même s'il faut avouer qu'elle est bien servie par la conjoncture, fait un peu trop oublier les sacrifices consentis par des générations de militants «partisans», et surtout que le multipartisme a été arraché de haute lutte. Les instruments d'intermédiation politique et sociale ne sont pas une coquetterie, mais une nécessité vitale pour la vie nationale, qui plus est quand celle-ci est confrontée à des contextes de crise et aspire à ce point au changement politique. S'il est certain que les formations politiques, notamment démocratiques, sont appelées aujourd'hui à faire leur bilan et leur autocritique après tant de déconvenues, les pans de l'opinion, qui cassent du parti politique aujourd'hui, ne doivent pas non plus céder à la tentation de jeter le bébé avec l'eau du bain.