Tataouine entre dans sa 4e semaine de manifestations, sous haute tension. L'armée protège les sites pétroliers. Les manifestants refusent les propositions larges du chef du gouvernement. L'issue est incertaine. Le vote d'une écrasante majorité de manifestants (1200), mardi dernier 15 mai, en faveur de l'acceptation des propositions gouvernementales pour la région et l'arrêt du sit-in d'El Kamour (Tataouine) n'a pas empêché la situation de se détériorer de nouveau. Les 150 ultras qui ont refusé lesdites propositions ont fait monter les tensions, en fermant les vannes des citernes de pétrole alimentant le gazoduc relié au port de Sekhira. L'armée a été obligée d'intervenir, depuis avant-hier, par des tirs de sommation pour dégager le poste de commandement de la citerne. Les échauffourées entre manifestants et forces de l'ordre ont entraîné le décès d'une personne hier, écrasée par une voiture de la Garde nationale, dont le chauffeur n'aurait pas vu la victime, selon la version d'un manifestant présent sur place. Le terrain des manifestations est passé hier de la région d'El Kamour, à 50 kilomètres de Tataouine, à l'intérieur de la ville, elle-même. Les manifestants ont incendié hier l'ancien commissariat de la police et un poste de la Garde nationale. Dessous d'une révolte A première vue, les manifestants de Tataouine ont bougé suite de promesses non tenues par les gouvernements successifs, après la chute de Ben Ali. Tataouine abrite, en effet, selon les chiffres de l'Institut national des statistiques (INS), 38,5% de diplômés chômeurs, soit l'un des taux les plus élevés du pays. Ce taux est même de 53% chez les filles. Ces ratios sont 50% plus élevés que les moyennes nationales. Cette jeunesse insatisfaite en a ras-le-bol de sa condition et veut que les choses bougent plus vite. Toutefois, il y a d'autres indicateurs dans cette ville de 100 000 habitants, au-delà des chiffres sur le chômage. En effet, lorsque le gouvernement a mis en place le projet d'aide à l'emploi, il n'y a que 4200 jeunes qui s'y sont inscrits, notamment des filles, sur les 8500 diplômés chômeurs recensés. Où sont passés les autres ? Pour expliquer la situation, un enseignant syndicaliste de Tataouine ne s'attarde pas beaucoup sur ces histoires de pauvreté et de chômage. Il commence par se poser une question : pourquoi maintenant ? La précarité a toujours fait partie du décor socioéconomique à Tataouine, répond-il, pour se dire insatisfait de cette réponse. «80% au moins du PIB de Tataouine provient de la contrebande. Or, l'édification sur les frontières avec la Libye, en 2015/2016, d'une barrière de sable dur de deux mètres de haut, juxtaposé avec un petit canal d'eau, sur une longueur de 220 kilomètres, a considérablement ralenti le débit de la contrebande», dit-il. La majorité des jeunes de la région vit de ce créneau. «Ils ne sont pas intéressés par des postes de travail qui leur rapportent à peine l'équivalent de 350 euros par mois, alors qu'ils gagnaient autant voire plus par semaine auparavant», précise-t-il. Le gouvernement tunisien a fait construire ce mur pour se protéger contre le passage des armes en provenance de la Libye instable. Cela a impacté la contrebande. Une telle requête ne pouvait être présentée au chef du gouvernement lorsqu'il s'était rendu là-bas, le 27 avril dernier, avec un paquet de projets de développement pouvant absorber 75% des diplômés chômeurs ayant exprimé de l'intérêt au travail. Ces propositions gouvernementales n'ont pas été vraiment débattues en raison de cette histoire de contrebande, poule aux œufs d'or dans les régions frontalières. Enjeux politiques Il ne faut pas non plus oublier les enjeux politiques derrière ces manifestations, dans un pays comme la Tunisie en phase de transition. Sur ce plan, il est utile de savoir que Tataouine est une terre conservatrice par excellence, où les islamistes d'Ennahdha et les sympathisants de l'ancien président Marzouki sont les plus présents. Et même si Ennahdha fait partie de la majorité gouvernante, l'un de ses chefs de file, l'ex-chef de gouvernement, Ali Laâreyedh, a exprimé, avant-hier à Douz, ville voisine de Tataouine, sa compréhension des mouvements sociaux qui agitent cette ville et critiqué le gouvernement à cause de la lenteur de la réalisation des projets de développement au Sud. Ali Laâreyedh a néanmoins appelé les manifestants à respecter les symboles de l'Etat et la liberté de travail. Cette position flottante des islamistes a laissé le champ libre aux sympathisants de Marzouki pour mener la danse avec quelques gauchistes du Front populaire de Hamma Hammami. Ces tendances veulent bien sûr discréditer le gouvernement de Youssef Chahed et montrer son incapacité à gouverner. Pour sa part, la forte centrale syndicale, UGTT, n'a pas manqué, tout comme Ennahdha, d'exprimer un soutien mitigé aux manifestants, en attirant leur attention sur les manipulations de forces de l'ombre, «qui ne veulent que leurs intérêts, non celui des classes laborieuses», lit-on dans un communiqué du bureau exécutif élargi de l'UGTT, tenu avant-hier. Une situation confuse à Tataouine, qui pousse le sommet de l'Etat en Tunisie à réagir très prudemment en raison du risque terroriste.