Kachrouda, la nouvelle pièce d'Ahmed Rezzak, produite par le Théâtre régional de Souk Ahras, fait le jugement impitoyable d'une société qui s'est habituée au confort de «la rente» pétrolière et qui découvre la précarité. Une société qui «mérite» ce qui lui arrive ! Ahmed Rezzak fait un drôle de procès à la société dans sa nouvelle pièce Kachrouda, présentée mercredi soir au théâtre national Mahieddine Bachtarzi (TNA) à Alger. L'affiche représente un univers apocalyptique où les personnages ressemblent à des zombies, alors que le texte d'annonce évoque le droit de chacun d'avoir accès à l'alimentation, au logement, à la santé et à la protection sociale. Quel est donc le plaidoyer ? La vie ? La mort ? Dans la continuité de Torchaka, sa précédente représentation bien accueillie par le public, Ahmed Rezzak, qui monte ses propres textes, fait dans l'humour mais qui, cette fois-ci, paraît lourd, moins digeste. Déjà, la pièce traîne en longueur pour s'approcher de 80 minutes, en recyclant laborieusement la même idée : les Algériens méritent ce qui leur arrive parce qu'ils n'ont rien fait pour changer les choses. «Lorsque le pétrole et le gaz étaient là, vous avez gardé le silence. Et maintenant, qu'il n'y a plus de pétrole et de gaz, vous vous mettez tous à parler. Vous parlez dans des tuyaux. Maintenant, il faut payer la facture», lance un homme du haut d'un escabeau. Ce discours politique est présent durant toute la pièce, tellement présent qu'il étouffe l'expression théâtrale elle-même et réduit le jeu de scène à un simple accessoire d'appui aux dialogues. Le théâtre n'est-il pas d'abord un art où «le comment faire» souligne le talent du metteur en scène ? Ahmed Rezzak a choisi la comédie noire poussée jusqu'au bout pour raconter l'histoire d'une famille où presque aucune valeur n'existe ni aucune moralité. L'hyperbole se dévoile à gros traits. Habillés en lambeaux avec des cheveux hirsutes, les membres de cette famille racontent leurs secrets, l'un après l'autre, dans une maison qui donne l'impression de tomber en ruine. Non-voyante, Amina, la mère (Sabrina Korichi), découvre que sa fille (Loubna Noui) passe son temps au balcon pour draguer le gérant d'un café et menace de le dire à son père, Ahmed (Hicham Guergah). Abattu et déprimé, le père peine à remplir le couffin pour nourrir sa famille. Il a pu ramener un peu de lentilles pour préparer le dîner. Un dîner qui apparaît comme un festin royal pour tout le monde tant la faim est là, menaçante. La grand-mère (Mohamed Haouès) râle, crie, s'offusque sur tout et traite son gendre de «tahane» (lâche). Kachrouda est riche en lexique scatologique. Cela fait rire le public et ajoute du sel à un plat déjà épicé. Un père sans pantalon ! En looser assumé, le père ne fait plus attention aux assauts de la mamie. La grand-mère se rappelle des «doux» souvenirs de son époux Zohir. «Il ramenait un couffin rempli de chez le marchand de légumes. Ce marchand qui me faisait des massages…», lâche-t-elle. Sa fille Amina lui demande de se taire. Même Amina a ses propres secrets cachés. Autant qu'Ahmed. La fille porte le nom de Soussa (carie dentaire). Tous pourris alors ? Le pompier M'barek (Mohamed Larbi Bahloul), le fils, débarque chez ses parents. Il est théoriquement porteur d'espoir. La famille, qui s'apprête à vendre «la maison», veut habiter chez lui. Espoir déçu. M'barek a tout perdu, son poste d'emploi et son épouse. «Il n'y pas plus de feu. Donc, ils n'ont plus besoin de pompiers», lâche-t-il. Un curieux requiem est fait ensuite, à travers les dialogues, au feu. Expression d'une pyromanie latente ? D'une quête de purification sainte ? Possible. Un agent des impôts arrive et menace de «saisir» le dîner. La famille s'alarme. L'agent exige alors du père de lui donner son pantalon à la place de la marmite de lentilles. Ahmed s'exécute et se couvre de papiers journal (la sournoiserie du message pour la presse est évidente !). La caricature n'est pas loin. Le père est déshonoré. Cela ne l'empêche pas de faire un long réquisitoire sur la situation du monde arabe et de montrer ses muscles fessiers pour évoquer la Ligue arabe ! Quel rapport a donc l'échange entre Amina et Ahmed sur le monde arabe avec le propos de la pièce et avec leur propre drame ? Une surcharge, c'est tout. L'auteur-metteur en scène a voulu que son réquisitoire-jugement absolu soit également total. N'y a-t-il donc aucune place pour le doute ? Pour la nuance ? Pour le recul ? Pour la compréhension ? Non, le peuple est coupable, c'est de sa faute, il doit subir son sort. Il doit même être puni. Punition collective ? Et où sont donc passés les pouvoirs ? Les détenteurs de la décision, ceux qui ont gaspillé l'argent du pétrole et du gaz ? Les donneurs d'ordre qui ont fait rater au pays les chances de se développer ? Ils ne sont nulle part. Ils n'ont donc aucune responsabilité, seule la société est coupable. Manque de rythme Bavarde, Kachrouda manque cruellement de rythme et d'action. Les personnages sont emprisonnés dans des mouvements répétitifs et mécaniques dans un espace réduit. La scénographie de Ramzi Badji est invisible et n'a presque aucune utilité puisque le metteur en scène a décidé que tout doit être construit sur le texte et le propos direct. A cause de cette logique, les accessoires de jeu ont perdu leur utilité, autant que la musique de Lahcen Lammara, pourtant bien élaborée. L'éclairage a été peu utilisé, le metteur en scène a choisi la facilité avec les pleins feux. Mohamed Haouès s'est détaché des autres comédiens par un jeu plutôt bien maîtrisé. Les répliques de la grand-mère suscitent, grâce à cette maîtrise, les réactions du public. Sabrina Korichi, toujours à l'aise dans les rôles comiques, serait plus efficace si elle se débarrassait des habits contraignants de ses premiers personnages sur scène. Hicham Gargah, qui est actuellement l'un des meilleurs comédiens du théâtre algérien, s'est plutôt bien débrouillé même si la densité du texte l'a quelque peu desservi. Cela dit Kachrouda, malgré ses imperfections et ses failles, est ce genre de pièces qui rappelle que le théâtre a aussi ce rôle de questionnement, de remise en cause, de critique, de dénonciation. Avant tous les autres arts, le théâtre s'adresse directement au public et l'invite à la réflexion. La meilleure façon d'y parvenir est d'utiliser convenablement tous les instruments de cet art et de faire confiance à l'intelligence des spectateurs. Pas la peine de leur faire un discours ou de leur donner des leçons de morale… Après Mostaganem, M'sila, Batna, Tizou Ouzou, El Eulma et Alger, Kachrouda sera en bientôt en tournée nationale.