Lundi 17 juillet. Il est 11 heures. Les services de l'Agence nationale des barrages et transferts et ceux de la Protection civile s'apprêtent à sortir pour une mission commune au barrage de Beni Haroun. Objectif : sensibiliser les baigneurs qui font trempette dans l'immense lac contre les risques de noyade. La mission est décidée au plus haut niveau, en vertu d'un accord entre le ministère des Ressources en eau et la direction générale de la Protection civile en raison de la multiplication, en cette période de canicule, des décès dans les plans d'eau de l'intérieur du pays, notamment à Mila, où l'on a enregistré 6 noyades en deux semaines. La caravane s'ébranle. Destination le lac de Beni Haroun, dans la commune de Hamala, à la lisière de la limite territoriale avec la wilaya de Jijel. La sortie est rehaussée par la présence du directeur de la communication à la direction générale de la Protection civile, le colonel Achour Farouk. Le premier point fut la salle de conférences de l'ANBT, à proximité de la digue du barrage. Près de deux cents personnes : plongeurs, agents de l'ANBT, journalistes et présidents d'association, en sus des responsables, prennent part à cette action. Le directeur du barrage de Beni Haroun, Abderrahmane El Manaâ, prend la parole pour parler de la consistance de l'accord passé entre sa tutelle et la DG de la Protection civile. «Nous allons travailler ensemble, nous et nos amis de la Protection civile, dans le cadre de cette campagne de sensibilisation, dans le but de réduire le nombre de noyades dans les plans d'eau de la région», dira-t-il en substance. Lui succédant à la tribune de la salle de conférences, le colonel Achour Farouk présentera, de but en blanc, le macabre bilan des noyades enregistrées dans les lacs et les mares du pays depuis le 1er juin dernier. «Quarante et un enfants et adolescents ont trouvé la mort dans des retenues d'eau et des mares depuis le 1er juin. Mila occupe la 3e place avec 6 noyades après Sétif (8 noyades) et Khenchela et Tébessa (7 noyades). La sonnette d'alarme est tirée, on doit bouger pour endiguer l'hécatombe. Nous tablons sur la sensibilisation et comptons beaucoup sur les agents de l'ANBT et les services de sécurité». Il fera remarquer que le nombre de morts dans les lacs et les mares n'est pas loin de celui enregistré sur les plages du littoral national durant la même période. «On a comptabilisé 53 noyades sur l'ensemble des plages du pays», après ces interventions, tout le monde est invité à descendre sur les berges du lac pour l'entame du travail de sensibilisation sur le terrain. Sous le pont d'Oued Dib, qui enjambe le flanc est du lac, une espèce de quai pour embarcations est aménagé. Deux zodiacs de la Protection civile et six petits bateaux de pêche continentale sont là. Des plongeurs de la Protection civile sont déjà à bord, à raison de trois éléments par embarcation. Les journalistes sont priés d'y monter, c'est sur eux que comptent les initiateurs de cette journée pour répercuter les messages de sensibilisation dans l'opinion. Une dizaine de représentants de supports médiatiques (4 chaînes de télévision et 6 journaux) sautent dans les embarcations après avoir mis des gilets de sauvetage que leur ont remis les pompiers et les huit embarcations s'éloignent vers le large, à la recherche de ces «plages» de fortune fréquentées par «les inconscients jeunes baigneurs» de la région. Deux jeunes rencontrés à près de 200 mètres du rivage Notre zodiac est en tête de la flotte d'embarcations. On avait les yeux rivés sur les rivages du lac, on cherchait à débusquer des baigneurs. Soudain, l'un des plongeurs s'écrie en indiquant de la main la direction de la digue : «Vous voyez ces deux-là ?» Les regards se dirigent du côté indiqué, le zodiac aussi. On est à leur niveau au bout d'un petit moment de navigation. C'était deux jeunes hommes, la vingtaine, qui faisaient trempette dans les eaux lourdes et polluées du lac. Ils étaient à près de 200 mètres de la rive, ils couraient un risque réel de noyade. «Vous n'avez pas peur de vous noyer, ici le lac a plus de 90 mètres de profondeur», lança le plongeur à leur adresse. Sans rien répondre, l'un d'eux s'agrippe à l'embarcation, on l'aide à y monter : il était visiblement essoufflé. L'autre dit : «Nous avons l'habitude de venir jusqu'ici pour nous rafraîchir.» On lui demande de monter, ce qu'il fait tout de suite. «Vous savez que l'eau du lac est très fraîche, le risque d'avoir une crampe est très grand. Et puis, l'eau douce et polluée du barrage est beaucoup plus lourde que celle salée de la mer. La nage y est donc plus difficile. Vous ferez mieux de vous trouver une occupation au lieu de jouer votre vie dans ces eaux. Six personnes sont mortes dans ce même lac ces deux dernières semaines, ne vous dites pas que cela n'arrive qu'aux autres». Ils approuvent les paroles du pompier avec des mouvements de la tête. Puis, celui qui est monté en dernier se met à parler: «Dans notre village, nous n'avons (Sibari, Ndlr) ni stade, ni piscine, ni salle de jeux ; il n'y a pratiquement rien. Nous n'avons que le barrage pour nous défouler.» «Ce n'est pas l'endroit indiqué pour ça, pensez à vos parents : que deviendraient-ils s'il vous arrivait malheur ? Ne pas les attrister est une forme de respect à ses parents», réplique le sapeur-pompier. Les deux jeunes baigneurs seront déposés sur la rive, à l'endroit où ils ont posé leurs effets. «At'halaw fi rwahikem» (Prenez soin de vous-mêmes), leur lança aimablement le plongeur de la Protection civile pendant qu'un caméraman, à bord du même engin que nous, filmait leurs gestes de la main et leur sourire. Deux « plages » en contrebas du village de Sibari Sibari est un petit bourg qui surplombe le lac de Beni Haroun. Il est constitué de plusieurs îlots d'habitations individuelles en brique ou en parpaing. C'est un village déshérité, démuni pratiquement de tout, malgré sa situation stratégique sur la RN 27 reliant les wilayas de Mila et Jijel et sa proximité de la très dynamique localité de Hammam Beni Haroun. Ici, par ces journées caniculaires, quand une famille a besoin de ses enfants, elle doit aller les chercher sur les bords du lac, en contrebas du village. C'est là que la population enfantine et juvénile passe le plus clair de son temps en été, où une soi-disant plage est aménagée par les habitués des lieux au milieu des buissons et des rochers. Ce site, nous l'avons découvert à la faveur de cette sortie. En effet, à peine avons-nous mis le cap vers le sud du lac, après avoir déposé les deux baigneurs repêchés au large de cette mer intérieure qui couvre 2727 km2, que nous avons aperçu une foule de personnes, torse nu, sur la rive-est du plan d'eau, ainsi qu'une tente et deux parasols. La baraque se rapproche à vitesse modérée de «ces estivants». A notre vue, beaucoup d'entre eux se jettent à l'eau et se mettent à nager en notre direction. Une seconde après, l'embarcation est entourée par sept têtes d'adolescents. Ils ont l'air content, fiers de ce qu'ils font même. Le cameraman zoome sur eux. Quand le plongeur de la Protection civile leur demande s'ils savent que la baignade est interdite dans le lac, ils se mettent à parler dans le même temps. «Nous n'avons pas d'eau à la maison», «Nous n'avons pas où aller», sont les réponses qui dominent. Ils s'accrochent d'une main à la barque et nous gagnons la rive ensemble. L'endroit est occupé par plus d'une cinquantaine d'adolescents. Ils y ont planté deux parasols et une tente pour s'abriter du soleil. On leur distribue des dépliants de sensibilisation tout en continuant de leur faire la morale sur les risques qu'ils encourent. Un homme se présente à nous, c'est le président de l'association El Amel, du village de Sibari. Il nous prend en aparté pour nous parler des difficultés qu'endure la jeunesse dans la région. «Il faut la création de structures pour la jeunesse dans le village. Il faut au moins un terrain de jeux et une maison de jeunes. Ça ne sert à rien de parler aux enfants de la sorte ; ils n'en feront qu'à leur tête tant qu'ils n'ont pas où passer le temps.» Vrai. Beaucoup des papiers qui leur ont été remis ont été froissés et jetés par terre.