Sa sortie est un événement poétique et musical incontestable. Brahim Tayeb s'est imposé comme l'un des meilleurs artistes kabyles de sa génération, un artiste doué d'un talent et d'une sensibilité artistiques inouïs. Pointilleux, l'auteur de Ussan-nni (Ces jours-là) n'aurait jamais sacrifié la qualité de son produit au profit de quoi que ce fût, car il est conscient que l'art, le vrai, exige plus de temps, plus de labeur. Ainsi, il fait partie de ces artistes qui accordent à leurs textes et à leurs mélodies le temps nécessaire à la maturation. Résultat : huit ans après I yitran (Ciel étoilé), il revient avec un album qui le hisse au sommet de son art. Tiflukin ou l'espoir tragique du migrant clandestin La chanson Tiflukin (Les barques) est à notre avis la plus bouleversante de l'album. Elle traite, avec un réalisme déchirant, d'une thématique plus que jamais d'actualité : la migration clandestine. Largués et abandonnés à leur triste sort, pris entre les mailles d'un quotidien sombre (écoutez la chanson Tizi n lexrif), de jeunes Algériens, à l'instar d'autres migrants d'Afrique- ce continent si riche d'une richesse qui ne profite jamais à ses peuples- espèrent trouver dans le passage clandestin vers l'Europe, considérée à tort comme un eldorado, l'espoir d'une vie meilleure, mais c'est sans compter avec le danger de mort qui les guette lors de la traversée. On le voit aujourd'hui, des cadavres de migrants clandestins échouent quotidiennement sur les côtes européennes et lorsque ces derniers réussissent à passer le cap, ils sont souvent capturés et renvoyés dans leur «patrie», une patrie qui, souvent, ne veut pas d'eux, sinon pourquoi chercheraient-ils à partir ? D'autres artistes kabyles ont abordé la thématique de la migration clandestine. Parmi eux, Si Moh a traité, dans Lexlaxel (L'étrange voyage), la dimension tragique de la migration clandestine (cf. http://www.tamazgha.fr/Sortie-du-nouvel-album-de-Si-Moh) du point de vue du désarroi qui pousse à partir, de l'attente chez la mère qui guette la moindre nouvelle de son fils voyageant sur une barque de fortune. De son côté, Djaffar Aït Menguellet a chanté la thématique en enjoignant au candidat au départ à bâtir sa vie dans son propre pays au lieu de s'aventurer vers l'inconnu. L'ingéniosité de Brahim Tayeb consiste à prêter sa voix, ses mots, sa sensibilité, à un migrant clandestin et à lui confier le soin de raconter de son point de vue, donc de l'intérieur, son périple du début jusqu'à la fin... Ce qui rend la narration plus authentique et bouleversante. Raconter l'odyssée d'un migrant clandestin exige de se mettre dans sa peau, d'habiter son corps et ses pensées les plus intimes. Une gageure qui n'est pas donnée au commun des mortels, mais que Brahim Tayeb réussit avec brio. La narration est menée de main de maître, aucun détail ne manque à l'édifice narratif : le déséquilibre incarné par le désespoir au quotidien (que traduit la chanson Tizi n lexrif) rendu par le champ lexical de la malvie (lmerta, lif, tilufa, i aq rruḥ...), ce qui rend inéluctable, ou du moins légitimement envisageable, le choix de partir : les préparatifs, l'embarquement au crépuscule, les péripéties que subissent au large les migrants en proie à une mer déchaînée... On est saisi par l'authenticité et la justesse des mots, notamment quand, avant son départ, le migrant demande une bénédiction à sa mère, ou encore lorsqu'au milieu d'une mer agitée, il invoque le soutien des saints tutélaires (lawleyya), témoins de sa déchéance sur terre (yak te ram nen er), ou celui de ceux de la mer (ellaḥ ibe riyen) dans l'espoir d'une accalmie. Les propos sont encore plus bouleversants lorsque les migrants, impuissants, implorent la clémence des vagues... Dans Tiflukin, les migrants ne connaîtront pas l'heureux sort de Noé, qui, d'après la légende, a échappé au Déluge. Les saints de la mer, pourtant tant implorés, resteront sourds aux prières des innombrables mères et aux appels de détresse très poignants des migrants, lorsque la barque de fortune cède sous la puissance des vagues et chavire. Seuls subsisteront des débris échoués sur la plage pour témoigner du naufrage. Thanatos aura fait taire un énième chant d'espoir... Tiflukin est un témoignage poignant sur la tragédie d'une jeunesse qui va de damnation en damnation : damnés sur leur propre terre, ils espèrent sauver leur peau en traversant la mer, mais celle-ci s'avère cruelle et anthropophage. La chanson ne laisse pas indifférent : non seulement elle arrache inéluctablement des larmes de compassion, mais elle donne à réfléchir sur la tristesse de la condition humaine. Outre la richesse du discours empreint de belles images poétiques, la structure rythmique (la valse faisant écho au rythme des vagues), ou encore cette injonction (remarquez la forme impérative des verbes) à l'adresse de Mohand, le sommant de vite construire des barques, une injonction renforcée par le chœur, qui rappelle de manière itérative l'urgence du départ et la détermination des candidats à la traversée, en plus de la force vocale et l'art de chanter de Brahim Tayeb, sont autant d'ingrédients qui font de la chanson Tiflukin une œuvre dont on ne sort pas indemne. A chacun de ses albums, Brahim Tayeb donne à ses fidèles auditeurs cette opportunité, que seules de grandes œuvres artistiques peuvent procurer, de fuir le vacarme du monde et retrouver le monde féerique des mots et des mélodies. Le murmure de la poésie pour fuir le bruit et la fureur du monde... Dans Snitra (La guitare), le sujet est en proie à une mélancolie mordante, une douleur existentielle que seule arrive à faire taire la guitare. Brahim Tayeb exprime ici le pouvoir thérapeutique de l'art : il peut sauver de la déchéance humaine et spirituelle que peut engendrer la ruée frénétique (tazzla) vers le matérialisme. Le poète, lui, se réfugie dans l'art, dans l'espoir d'échapper au bruit du monde et à sa fureur. Se sentant étranger dans une société (medden) de plus en plus matérialiste et brutale, il cherche un refuge dans le bruissement des mots, la douceur de la nuit, les murmures de l'être aimé, les notes apaisantes de la guitare et du luth... En d'autres mots, dans sa constellation poétique.Dans Sedhuyeγ iman-iw (J'occupe mon esprit), rien ne réussit à consoler le cœur en peine du sujet. Ce dernier se démarque, non sans ironie, de la multitude (medden) mue par une course effrénée vers les biens matériels. Seule sa bien-aimée est à même de le délivrer du feu qui le consume, d'apaiser ses douleurs, de l'arracher à la folie du monde... Siγ-d itran-ik a yiḍ (Fais briller tes étoiles, ô nuit!), fait écho à la chanson I yetran (Sous les étoiles) dont elle prolonge l'atmosphère féerique de la nuit étoilée et la quête interminable d'amour. Elle met en scène deux amants qui tentent de retrouver l'harmonie de leur couple et trouver dans la nuit leur bain de jouvence. L'échange verbal est d'une sensualité à couper le souffle. Brahim Tayeb réussit à érotiser les mots (à leur donner un habit sensuel) et leur faire jouer une danse cosmique. A l'aube, les espoirs du sujet sont déçus, tant de rêves caressés et de poèmes amorcés en vain : la bien-aimée tant attendue, tant désirée est restée sourde à l'appel de la poésie. Pas l'auditeur mélomane, qui sait se délecter de ce mariage parfait entre deux grandes voix, un mariage auquel sont conviées poésie et sensualité comme invitées d'honneur. Hommage et loyauté envers le Maître Dans Afennan (L'artiste), Brahim Tayeb rend hommage au maître de la chanson kabyle, Cherif Kheddam, en reprenant sa chanson au titre éponyme, non à la manière des reprises intégrales en vogue chez les jeunes chanteurs d'aujourd'hui, mais comme un palimpseste sur lequel il pose son empreinte personnelle. Chaque mot repris de la version initiale déclenche une idée nouvelle. Ce faisant, on a l'impression d'écouter deux versions : l'une en direct, l'autre en sourdine. Alors que celle du maître retrace ses premiers tâtonnements dans sa propre naissance à l'art de la chanson, celle de Brahim Tayeb, secondé par la voix sublime de Fella Asirem, évoque l'image de l'artiste connu et reconnu pour son art, son humilité, sa bonté et bien d'autres qualités. Cet hommage est d'autant plus justifié que Brahim Tayeb peut se targuer d'être aujourd'hui le digne successeur du maître, tant par la beauté de ses textes et de ses mélodies que par son jeu de luth magistral. Le dernier-né de Brahim Tayeb vaut toutes les attentes. Il faut plonger sans hésiter dans ce magnifique album qui vous sortira à coup sûr de votre torpeur et injectera de la poésie dans votre quotidien. Il réveillera les sens endormis, qu'ils soient engourdis par l'inflation de l'instinct de consommation ou blasés par un quotidien maussade qui les voile et les empêche d'apprécier la beauté du monde. Les âmes inconsolables que ne rassurent point les richesses et le confort matériels trouveront dans ce nouvel opus une échappée belle dans la constellation poétique illuminée de Brahim Tayeb.