Le rêveur croit toujours que l'eldorado est ailleurs, il se retrouve sur une galère, quittant une terre qui le crache pour une terre qui l'avale (comme le métro par exemple). C'est le propre des poètes de mettre en scène leur chagrin et leurs problèmes existentiels, mais de le faire avec tant de talent, en mettant tant de beauté dans les mots et la mélodie qu'on ne se lasse pas d'écouter leur confession. Pour un plaisir partagé, c'en est un. Pour ce qui est de Tayeb Brahim, le virage avait été amorcé avec Intas, (dites-lui) une longue chanson de 40 minutes qui est, à elle seule, un morceau d'anthologie, et qui est une nouveauté dans la chanson kabyle. L'auteur y avait mis la gomme, montrant qu'il est vraiment un maestro, tout en confirmant qu'il est ce qu'on peut appeler un chanteur de charme. Quant à son nouvel album, Tixras (quitte-le), il représente une étape de plus dans le travail de qualité qu'il réalise. N'a-t-il pas mis trois ans à composer ce titre, preuve s'il en est, que le génie est d'abord le fruit d'un travail, le produit de la sueur. De longues veillées ont été passées à peaufiner chaque oeuvre. Tixras est un album dans lequel on retrouve les influences multiples, autant de grâce dont l'aile de la muse a touché le coeur de l'artiste, tant il est lui-même curieux de tout, puisant à satiété aussi bien chez des artistes kabyles, comme Youcef Bedjaoui, Karim Tahar, Chérif Kheddam, que dans les grands maîtres qui ont fait leurs preuves sur la scène internationale, en Orient, en France, ou en Amérique latine. Oui, les sons latino sont si présents dans cet album, mais l'Egypte n'est pas absente non plus, surtout Mohamed Abdelwahab, on retrouve également les influences de Jacques Brel ou de Léo Ferré, alors que lui-même avoue son admiration pour le chaâbi d'El Anka ou les mélodies de Cheikh el Hasnaoui. On retrouve le même souci de la perfection dans la rédaction des paroles, le poète cassant carrément le moule traditionnel de la chanson kabyle dans lequel on retrouve presque toujours un refrain et des reprises. On a affaire à un texte évolué, s'inspirant de ce qu'il y a de mieux dans le domaine pour livrer une production haut de gamme, bannissant les stéréotypes, brisant les carcans et empruntant des chemins de traverse, loin des sentiers battus de la facilité. Au cours d'un bref entretien téléphonique que nous avons eu avec lui, Tayeb Brahim explique les motivations de ce nouvel album, ainsi que sa thématique. Il nous déclare que ce produit est l'aboutissement d'une longue quête, expression biforme d'une inspiration étalée dans le temps, et dans laquelle on décèle un maximum d'émotions, à la fois l'amour et la déception, le dépit d'amour, le désarroi, la malvie, et toutes les mesquineries contre lesquelles on est en butte et qui font qu'il est difficile d'avancer. Il y a cette chanson dans laquelle il dit, par exemple Alay, alay athachouwat (élève-toi, cime de l'arbre). Expliquant qu'il n'est pas donné à n'importe qui de pouvoir prendre de la hauteur. Et il y a cette autre chanson (Levhar) dans laquelle il avoue son désir de traverser la mer à la nage. Oui, partir, pour n'importe où, à la manière de ces harraga qui se lancent dans les flots tempétueux à bord de barques de fortune, et qui se retrouvent parfois dans la gueule d'un poisson. Poèmes épiques, chargés de dramaturgie et d'émotions, faits, non pas par un rimailleur, mais par quelqu'un qui a des choses à nous dire. Sans forcer son talent, Brahim Tayeb a voulu se faire plaisir tout en faisant plaisir à ses auditeurs. Sur le plan musical, c'est un travail d'orfèvre, bien ciselé, fluide, varié, dans lequel on trouve plusieurs modes. On y trouve les quatre temps folkloriques kabyles, mais aussi des sons latinos et afro-américains. La première chanson, au rythme latino, exprime la sensualité du tango, invitant à la danse. Ça commence par un rêve d'amour, avant d'entrer dans les modes locaux; la rumba, le nawater, le darwali, ou el kourdi. On peut également apprécier la valse (dans Tixras) ou le flamenco, «qu'on appelle chez nous el chika», précise Brahim. Quant au harraga, qui croit toujours que le rêve est ailleurs, il se retrouve dans une galère, quittant une terre qui le crache pour une terre qui l'avale (comme le métro par exemple). Un monde de vitesse auquel on n'arrive pas à s'adapter.