Dès l'incipit du nouveau roman de Kaouther Adimi, Nos richesses, le lecteur est happé par la rue algéroise. Il découvre ses bruits, sa saveur, ses commerces et ses personnages atypiques avec l'incontournable pizzaiolo qui nourrit tout le monde, la femme de ménage qui s'occupe de la propreté des commerces et que les petits enfants chahutent, des voisins solidaires et complices… Dans cette rue proche de la Grande Poste, la vie semble couler comme un long fleuve tranquille. Quand un beau jour, le choc se produit, avec l'arrivée de l'autorité publique pour fermer la petite bibliothèque qui entretenait un semblant de vie culturelle dans ce quartier. Cet événement va bouleverser la vie de cette rue paisible et chambouler les équilibres. Le plus touché dans cette affaire est le préposé au prêt, mais aussi homme à tout faire de cette petite bibliothèque, congédié sans ménagement. Depuis, on voit Abdellah errer comme une âme en peine dans le quartier, avec son drap blanc sur le dos, inconsolable, ressemblant à un fantôme. Son quotidien s'écoule en harcelant les avocats dans l'espoir de récupérer ce bien qui appartenait à la grande communauté des amoureux du livre. Mais tout le monde sait que le sort de ce haut lieu de la culture est scellé. Et ce ne sont pas les écrits d'un jeune journaliste dépassé par les enjeux d'une telle fermeture qui vont changer les choses. Clap de fin sur une aventure livresque qui a duré plus de soixante-dix ans. Le roman devient par ses péripéties et ses intrigues une sorte de légende urbaine dont Alger raffole. L'auteure, pour crédibiliser son récit, profite de ce moment de grande émotion pour opérer un flash-back dans le temps. Elle change même de registre en dévoilant aux lecteurs les carnets d'un certain Edmond Charlot (lire ci-contre). Rapidement, le lecteur comprend que ce journal exhaustif appartient au fondateur de ce lieu où il raconte la genèse de cette librairie/ bibliothèque et maison d'édition. Par ses ellipses et son foisonnement, le roman restitue l'atmosphère des années trente. On voit la France coloniale célébrer le centenaire de la colonisation avec faste, en exprimant sa satisfaction de l'œuvre accomplie en Algérie. Elle a pu pacifier la géographie, dompter les marais mais avoue à demi-mot son échec à apprivoiser l'âme rebelle des Algériens. Et, c'est dans cet univers fébrile par la montée des fascismes dans le monde, qu'Edmond Charlot eut l'idée d'ouvrir une librairie où on vendrait des nouveautés en faisant aussi du prêt sans oublier d'éditer des textes intéressants. Amoureux des livres et lecteur vorace, grâce surtout à un papa qui travaillait chez Hachette, il voulait se consacrer à sa vocation. N'ayant pas beaucoup de moyens, il s'associe avec une veuve et un ami. Le capital en leur possession leur permet d'acquérir un petit local de 28 m2 avec une petite mezzanine au 2 bis, rue Charras, actuellement Hamani. Jean Giono accepte qu'on appelle ce temple du livre Les vraies richesses, par admiration à son roman éponyme. La librairie ouvre ses portes le 3 novembre 1936. Elle devient un bouillon de culture et un lieu de passage obligé pour tous les hommes de culture et les écrivains en herbe. Dans ses Mémoires barbares, Jules Roy, fils de Sidi-Moussa, avait même écrit: «Charlot nous inventés moi et Camus». Il était un découvreur de talents, mais curieusement tout au long de sa longue carrière, il n'avait jamais publié un auteur algérien, à part Taos Amrouche pour son premier roman, Jacinthe noire (1947). Au même moment, l'éditeur parisien, René Julliard, révèle au monde Assia Djebar et Malek Haddad. Lors d'un dîner en 1959 avec Mouloud Feraoun, Charlot exprimera ses regrets d'être passé à côté du Fils du pauvre. L'écrivain l'informa qu'il avait envoyé son manuscrit à la rue Charras et qu'il avait essuyé un refus signé de la main de Jean Amrouche. Sans oublier que pendant la Révolution algérienne, les textes dénonçant le colonialisme et la torture ont été surtout publiés par feu Jérôme Lindon, le patron mythique des Editions de Minuit. Des questions que, peut-être, les spécialistes en histoire littéraire pourraient approfondir et que le roman de Adimi n'effleure même pas. Dans ce va-et-vient qui enjambe le temps et les distances, de la fondation de la librairie à sa liquidation, il y a le jeune Ryad. Le roman montre comment (pure fiction puisque le lieu poursuit sa mission livresque), ce lieu de culture va basculer dans l'univers de la bouffe car il a été racheté par un affairiste qui voit dans la proximité des universités et des écoles un potentiel commercial non négligeable. L'instance narrative représentée par le «nous» (Est-ce les amoureux du livre ?) n'arrive pas à comprendre comment Ryad oublie de se comporter en bibliophile. Il paraît que le désamour pour le livre n'est pas un mal typiquement algérien, mais qu'il touche tous les pays du monde. Le roman pose des questions sur le devenir du livre, la sauvegarde des lieux culturels et leur inscription dans la durée. Mais Kaouther Adimi, malgré toute l'habileté de sa plume, n'a pas su éviter l'écueil hagiographique concernant l'œuvre d'Edmond Charlot. Il reste que Nos richesses est un roman agréable à lire, bien documenté et sa présence sur la liste de plusieurs grands prix lui ouvre bien des perspectives. Kaouther Adimi, «Nos richesses», Barzakh/Le Seuil, 2017.