L'ouvrage du Dr Boudarène, approfondi, didactique, écrit avec vigueur et élégance, nous met en garde contre «l'injustice, une autre violence», et plaide pour une «catharsis sociale indispensable». - «Pour que la violence sociale recule, la violence politique - la violence d'Etat - doit disparaître du paysage social et politique national» : l'Etat n'a-t-il pas le monopole de la violence ? N'est-ce pas sa coercivité qui justement régule la société et ses montées de fièvre ? Est-ce que l'Etat a le monopole de la violence ? Il ne le devrait pas. Dans notre pays, c'est le régime au pouvoir qui a le monopole de la violence et il fait usage des institutions de l'Etat pour l'exercer. Ce régime est autoritaire, son désir est de conserver le pouvoir et d'annihiler toute forme de contestation sociale. Il faut neutraliser le peuple, lui faire peur, parce qu'un peuple qui vit dans la crainte est facile à soumettre. Il agit ainsi depuis l'indépendance de notre pays. Il a, durant des années, usé de violence politique : intimidations, emprisonnements, tortures et quelquefois éliminations physiques. Aujourd'hui, il ne peut plus se comporter ainsi : le regard du monde…et il veut être fréquentable, démocratie oblige. Il a abandonné ces pratiques, mais sa nature autoritaire est toujours là. Il change de méthode et fait usage de la violence ordinaire pour faire taire toute forme d'expression qu'il juge contraire à ses intérêts. Il fait appel aux baltaguia. Des individus qui viennent perturber des activités syndicales ou politiques, ou encore qui prennent possession des quartiers, intimident les habitants et jouent aux caïds au vu et au su des autorités publiques… Une pratique jusque-là inconnue dans notre pays, une forme de délinquance d'Etat qui a jeté l'effroi dans la société et accentué le climat d'insécurité chez le citoyen. Nous en sommes là aujourd'hui. De ce point de vue, nous pouvons en effet dire que l'Etat régule les montées de fièvre et la violence dans la société. Ailleurs, dans le monde, notamment dans les démocraties occidentales, l'Etat et ses institutions sont au service exclusif du citoyen qui est l'objet de toutes les attentions, parce que «ressource humaine» centrale du pays. Sachant que la sécurité de ce dernier est l'intention première, toutes les institutions de l'Etat vont au-devant de toutes formes de menaces - en particulier le conflit et la violence - pour les réduire. L'objectif étant de garantir la sécurité et le bonheur des individus et d'apporter l'apaisement dans la société. Ce n'est pas le souci des tenants du pouvoir dans notre pays. - Le déni démocratique reste, selon vous, un moteur fort de la violence. Pourquoi ? Le déni démocratique est consubstantiel de la privation des libertés. Il est une forme d'aliénation de l'individu et, à ce titre, il constitue une violence politique absolue. Si vous bâillonnez l'individu pour le contraindre au silence, si vous l'empêchez de s'exprimer, si vous l'étouffez, vous suscitez en lui la colère et le ressentiment, et vous l'amenez à vous détester. Parce qu'il se sent humilié et indigne, il nourrit à votre égard et à l'endroit de tout ce que vous représentez de la haine. La violence en retour n'est plus très loin et dès qu'une opportunité se présente, celle-ci - la violence - explose. Nous observons cela au quotidien dans notre pays. Les émeutes récurrentes et les attaques contre les édifices publics… Par ailleurs, l'absence de démocratie signifie aussi absence de dialogue et de débat dans la cité. Cela veut dire que les individus ne peuvent pas échanger des points de vue et des opinions, ils n'apprennent pas à se parler et à s'écouter les uns les autres. Ils n'apprennent pas à accepter l'opinion de l'autre et à être tolérants. Le dialogue est une vertu qui doit prévaloir à l'intérieur de la communauté parce qu'il permet le tissage de liens entre des sujets qui ont besoin d'apprendre à se connaître, à s'apprécier et à se respecter. Un climat qui réduit les tensions et apporte l'apaisement en limitant la survenue des conflits. Le climat démocratique est précisément propice au dialogue, il contribue à cette action pédagogique nécessaire à l'éducation de la société à l'action civique et politique. Une société éduquée est une société généreuse, empathique dont les membres sont naturellement soucieux des biens et du destin commun. C'est aussi une société sereine et apaisée. Une telle société n'est pas dans le projet du régime au pouvoir dans notre pays, c'est pourquoi il veut la bâillonner. C'est pourquoi aussi il a verrouillé le champ politique et qu'il entrave toute forme d'organisation de la société civile. L'interdiction des cafés littéraires participe de cette volonté d'empêcher l'éveil des consciences et de ruiner tout espoir de voir la conscience sociale se mettre en place. - Comment éviter que la restauration de l'autorité de l'Etat, nécessaire pour combattre la violence, ne soit mal comprise par les tenants du pouvoir ? Les tenants du pouvoir ont abusé de l'autorité de l'Etat et ont fait de celle-ci un instrument de répression et d'injustice. L'autorité de l'Etat a été systématiquement convoquée pour soumettre la société par la peur, voire la terreur. Toutes les institutions de la République qui représentent l'Etat ont été concernées, les services de sécurité et la justice notamment. Aux yeux des citoyens, parce qu'elles sont au seul service des intérêts du régime au pouvoir, ces institutions sont disqualifiées ; elles incarnent le mal et la violence absolue et, si elles sont craintes, elles ne sont pas respectées. Le citoyen a tourné le dos aux institutions de son pays. Pour beaucoup, en particulier les jeunes, le divorce est déjà consommé avec la patrie. Tous les Algériens veulent s'en aller, ils n'aiment plus leur pays. Ceux qui ont été aux responsabilités sont pour la grande majorité déjà partis. Plus personne n'a confiance. Un désastre. Que voulez-vous que les tenants du pouvoir fassent de plus ? La population est inquiète, un sentiment d'insécurité l'habite. Non seulement l'individu pense que l'Etat ne le protège pas et qu'il doit assurer sa propre sécurité, mais il est convaincu aussi qu'il peut en être à tout moment la victime. Cette crainte permanente, cette menace sont parmi les éléments qui entretiennent l'agressivité chez les sujets et qui favorisent le passage à l'acte violent dans la cité. Quand je parle de restauration de l'autorité de l'Etat, je veux donc surtout dire que le pouvoir politique doit libérer ces institutions de son emprise afin qu'elles soient au service du citoyen et qu'elles assument pleinement leurs missions républicaines : assurer la protection et la sécurité des individus, garantir l'ordre et la justice à tout instant et en tout lieu à travers le territoire national. Quand l'ordre est assuré - cela est indispensable - et quand la justice est juste, le sentiment de sécurité est restauré et la cité vit dans l'apaisement et la tranquillité. - La violence se banalise et se généralise alors que la violence terroriste commençait à baisser de puissance. Pourquoi ? Je ne sais pas si la violence terroriste a vraiment baissé. Il n'y a peut-être plus de massacres collectifs et les exactions à l'endroit de la population ont tout à fait disparu, mais les attentats contre les services de sécurité et l'armée sont toujours là. De mon point de vue, le terrorisme sévit toujours - des personnes y laissent leur vie et des familles sont régulièrement endeuillées. Le pouvoir n'a de cesse de nous répéter qu'il est (le terrorisme) est résiduel, il n'empêche que le Premier ministre vient d'appeler à nouveau les terroristes à déposer les armes en échange du pardon de la nation. Il y a sans doute un objectif à atteindre par cette démarche - lequel ? On nous le dira peut-être un jour - mais, de mon point de vue, il y a un aveu d'échec et quelque part la crainte de voir se renforcer la sédition terroriste à la faveur de la crise financière (et politique) qui se profile à l'horizon. Il ne faut pas oublier que l'idéologie qui a porté à bout de bras le terrorisme qui a prévalu durant la décennie rouge dans notre pays est toujours là. Elle s'est renforcée et sans doute enrichie aussi à l'ombre de la magnanimité du pouvoir. Aujourd'hui, le pouvoir a peur de la subversion terroriste mais aussi du peuple. La première pouvant se nourrir de la révolte du second. Actuellement, la violence ordinaire reste ordinaire. Si elle constitue un danger pour la sécurité des personnes qu'il ne faut pas ignorer, personnellement elle ne me préoccupe pas. La menace est dans l'obstination du régime à mener le pays droit dans le mur. Il est responsable de la faillite et il continue - du haut de son arrogance et mépris coutumiers - à nous dire que lui seul peut sauver le pays.