C'est l'indignation et la colère chez des candidats écartés par l'administration pour les élections locales du 23 novembre prochain. Les motifs des rejets s'éloignent des arguments administratifs habituels et des dispositions de loi applicables dans ce genre d'occasion pour faire une place nette pour les rapports des services des renseignements. C'est ce qui a éclaté au grand jour à Béjaïa. La chambre administrative a attisé l'exaspération des candidats en confirmant, en fin de journée d'avant-hier et après des délibérations de près de quatre heures, les rejets de leurs candidatures pour des motifs puisés dans des «rapports secrets». L'explication est fournie par la justice elle-même et c'est la première fois qu'elle évoque les rapports des services de sécurité et des renseignements pour justifier le rejet des dossiers de candidature. Les avocats de la défense ont vainement demandé au juge, en audience publique, à voir ces rapports, non mentionnés dans le code électoral mais qui prennent malgré tout force de loi. Aucune référence à ces rapports dans les notifications du rejet officiel de l'administration de la DRAG, qui s'appuient officiellement sur l'argument fourni par l'article 79 de la loi organique 16/10 du 25 août 2016 relative au régime électoral. Cet article, qui s'avère être le seul prétexte possible, exige du candidat d'être inscrit dans la circonscription électorale où il se présente, d'avoir au moins 23 ans, d'être algérien de nationalité, d'avoir une situation régularisée vis-à-vis du service national et de n'être jugé définitivement pour aucun crime ou délit privatif de liberté. Autant de conditions que les candidats disent avoir amplement remplies. Ces mêmes candidats, qui avaient relevé que l'administration de la wilaya n'a pas précisé à quelle condition il y a manquement, confirment leurs soupçons. Le verdict du tribunal a motivé la confirmation du rejet par, entre autres arguments, le fait que le wali a usé des prérogatives que lui confère la loi. Ces prérogatives sont mises en avant par les articles 114 et 115 de la loi 12/07 relative à la wilaya qui lui donnent «les larges prérogatives de décider de toute mesure à même de préserver l'ordre public et la sécurité». Le tribunal reprend le même article 115 qui «oblige les responsables des services de sécurité à informer le wali de toutes les affaires concernant la sûreté générale et l'ordre public au niveau de la wilaya». C'est surtout cette disposition qui a «légitimé» le recours à l'avis des renseignements. Le verdict de la chambre administrative repose aussi sur l'article 05 du décret de 1983 (n°83/373) portant prérogatives du wali et qui précise «les différents moyens qui permettent au wali d'intervenir pour préserver l'ordre public». Pouvoir d'appréciation En somme, le wali et la justice mettent surtout en avant des arguments juridiques qui s'éloignent des dispositions du régime électoral et de la Constitution, révisés en 2016. Le tribunal a reconnu au wali le pouvoir d'appréciation de l'existence d'un danger sur l'ordre public de la part de ces candidats, sans dire où pourrait se situer leur «dangerosité» et en quoi seraient-ils menaçants. La justice reconnaît surtout au wali le droit de garder secret les rapports qui ont bel et bien motivé ses décisions. De ce fait, elle considère que les rejets, une dizaine dans la wilaya, sont «juridiquement suffisamment motivés». «La loi de 1983 ne s'applique pas sur ces cas, elle donne pouvoir d'appréciation au wali dans le cas par exemple d'incidents dans des lieux publics, comme lors des marches non autorisées», nous explique Me Hamadache qui a plaidé et assisté avant-hier aux audiences de quatre candidats. Le recours à la loi de 1983 et à d'autres a totalement éclipsé les dispositions de la nouvelle Constitution qui garantit la présomption d'innocence et les libertés individuelles et collectives. «En vertu de la Constitution, le citoyen peut recourir au Conseil constitutionnel même pour un jugement définitif», rappelle Me Hamadache. La confirmation des rejets par le tribunal n'étonne pas tout le monde. Qui a rédigé les rapports ? Le RCD dit s'y attendre. «Comme il fallait s'y attendre, ce verdict est à l'opposé des textes», écrit, dans une déclaration, le bureau régional du parti. Quatre dossiers de candidature du RCD (tous de la côte est de la wilaya) ont été rejetés par l'administration. Les quatre ont été confirmés par le tribunal. Le cas d'un des candidats d'Aokas, vice-président de l'APC sortant, introduit un autre motif administratif tout aussi singulier. Le verdict du tribunal administratif souligne que le wali a décidé du rejet «vu les perturbations et les blocages qu'a connus le précédent mandat et qui a abouti à l'arrêt presque total des Assemblées populaires communale ou de wilaya, et dont les raisons étaient les réflexions, principes et agissements de quelques candidats et qui sont en contradiction avec les valeurs et les principes de l'Etat…». C'est ce que nous traduisons du verdict prononcé à l'encontre du candidat du RCD. Les élus locaux sont ainsi rendus «coupables» des blocages qui «influent négativement sur le développement local surtout, et sur le citoyen d'une façon générale, sachant que l'Etat connaît actuellement différentes crises qui exigent une bonne gestion pour prévenir des dommages et problèmes incommensurables». Les appréciations ciblées de la wilaya épargnent des élus qui rempilent pour un autre mandat dans des APC qui n'ont pourtant pas échappé au blocage. On ne saura pas si des enquêtes ont été menées pour déterminer les causes et les responsables des blocages au niveau des APC. Le RCD, qui dénonce un «abus de pouvoir de la part de l'autorité administrative», dit sa «surprise devant l'argumentaire étalé par l'avocat de la wilaya». «Les avocats de la défense étaient outrés. La loi n'obéit qu'à ses textes et dans le fameux article 79, il n'est nullement question de rapports, publics ou secrets», affirme le RCD qui s'interroge où se trouvent ces rapports qu'on évoque et qui les a rédigés ? La DGSI, la DGDSE, ou la DGRT ? Les trois entités, mises sous l'autorité du président de la République, sont issues de la dissolution du DRS en janvier 2006. Que disent ces rapports ? Des questions sans réponse qui exaspèrent les candidats. «La loi et la justice ont été foulées au pied aujourd'hui (avant-hier, ndlr) au tribunal administratif de la ville, la présomption d'innocence est devenue caduque, maintenant c'est à l'accusé de prouver son innocence et non à la partie accusatrice de prouver sa culpabilité», s'indigne le RCD dans une déclaration publique au titre non moins accusateur : «Le rejet du dossier de la part de la wilaya obéit à des rapports secrets». L'indignation est aussi dans les rangs du PST qui a vu le rejet du dossier d'un de ses candidats sur sa liste APW, Chabane Benani, confirmé. «La loi ne prévoit pas une enquête préalable en vue de l'acceptation d'une candidature. Ce n'est pas à l'administration de choisir les candidats ! Le juge a ignoré la Constitution de 2016 et s'est appuyé sur une loi datant de 1983 : époque du parti unique», a réagi le PST à travers un communiqué. Le candidat du PST est professeur d'enseignement secondaire depuis 25 ans et enseignant associé à l'université de Béjaïa. Il est également syndicaliste au sein du CLA et militant du mouvement associatif à Chemini. «Si le wali considère notre camarade Chabane Benani et les autres candidatures comme pouvant porter atteinte à l'ordre public, il devrait prendre les mesures à la hauteur de ses accusations», invite le PST Béjaïa. Autre victime de ces rapports secrets des services de sécurité, un candidat sur une liste indépendante pour l'APC de Tazmalt ; Fateh Redjdal dénonce un «verdict de la honte» qui «déchoit un humble citoyen de ses droits civiques fondamentaux pour atteinte à la nation et sa souveraineté». Le candidat est affecté par ce qu'il considère comme «une injustice et un mépris». «L'article 79 a disparu ! On s'est contenté de confirmer que cela relève d'un secret d'Etat. Les raisons ne sont pas citées. L'indépendance de la justice est sapée et démolie. Le politique prend la suprématie», écrit-il. La loi relative au régime électoral ne donne pas une autre forme de recours aux candidats écartés, stipulant que le jugement du tribunal administratif est définitif. Cela n'empêche pas ceux-ci d'organiser la riposte, ce à quoi appelle d'ailleurs le PST à travers son communiqué à destination de «l'ensemble des partis politiques, des organisations de la société civile et tout(es) les militant(es)» appelés à converger vers une seule réaction et «à construire une riposte à la hauteur des atteintes à nos libertés démocratiques». Le RCD, pour sa part, dit ne pas vouloir en rester là. «Nos parlementaires interpelleront en premier lieu le ministre de l'Intérieur quant aux dérives avérées du wali de Bgayet. En second lieu, ce même wali devra faire face aux conséquences de ses actes», avertit le RCD.