Par Djilali Sari Sociologue et universitaire (*) C'était des jeunes gens, rayonnants, beaux (…). Pourquoi eux et pas moi ? Peu à peu l'idée s'est fait jour de m'engager davantage pour mon pays.» (p 77) Fascinée, subjuguée,…d'affirmer : «Ils ne pensaient pas à leur mort omniprésente, mais au futur, à la liberté enfin conquise.» (p 83-84) Cette forte détermination de Hadjira et sa foi ardente parviendraient-elles à influencer un tant soit peu les monstres de l'enfer, l'apocalypse ferme d'Améziane ? D'épargner «ce fil (auquel) la vie la tenait encore» ? (p 97). Hadjira nourrie de cultures d'ouverture, de modernité Originaires du petit port de La Calle (El Kala), ses grands-parents étaient de hauts cadres du culte et de la justice d'islam maghrébin : le maternel était mufti et le paternel un cadi ayant suivi l'enseignement d'ouverture, l'enseignement franco-musulman dispensé à la médersa Kettanya édifiée par Salah Bey en 1775. A merveille, l'innovation personnifiée par le fils du cadi, le père de Hadijra, interprète judiciaire nommé à Guelma. Un gentleman qui a veillé à l'acculturation de ses enfants, Hadjira comprise, qu'il a si choyée. Mutée à Constantine en 1942, soit avant les émeutes sanglantes de Mai 1945, Hadjira a gardé de mauvais souvenirs de sa maîtresse d'école maternelle. Elle trifouillait ses cheveux à l'aide d'une règle pour chasser les poux de sa tête … Quoi qu'il en soit, suite à cette mutation providentielle, le père s'est appliqué à améliorer le bien-être familial : résidence au quartier européen huppé de Saint-Jean, scolarisation des enfants au collège mixte, Hadjira mêlée aux élèves européens sans aucune discrimination de la part des professeurs. Cependant, en 1950, au treizième anniversaire de sa fille, le père est emporté par une embolie pulmonaire. «Même s'il ne m'a pas laissée orpheline, ma mère l'a remplacé». (p 28). «Attachée à la tradition et ouverte à la modernité», elle ne s'est pas opposée, en 1955, à l'exil de ses deux fils en Allemagne pour fuir la répression et la conscription, tout comme elle a acquiescé aux grèves observées par Hadjira, celle des lycéens et étudiants déclenchée le 19 mai 1956, puis des huit jours, du 28 janvier au 2 février 1957. De ce fait, n'ayant pas repris ses études, elle s'est contentée d'un job aux PTT. Hadjira : résolument engagée dans la résistance Après la bataille d'Alger et ses lendemains désastreux (Dj. Sari, 2010), Constantine est soumise à des scènes de violence, de répression et ratissages, de ratonnades et liquidations, systématiquement suite à chaque action menée par les fidayyine. Rapidement, Hadjira et sa mère sont impliquées. Dès juillet 1958, la fille est recrutée par son amie intime Fadéla Saâdane (p 53-55), alors que sa sœur Meriem, l'infirmière, a été liquidée dans l'enfer de la ferme Améziane. Vigilante, Fadéla n'a pas agi dans la précipitation : «Hadjira, ce que je te demande n'est pas chose facile. Demande conseil à ta mère, Khalti Fatma, et réfléchis bien à la question. Tu me donneras ta réponse après. Si par hasard c'est un non, rien ne changera entre nous.» (p 75) Aussitôt, Hadjira s'est entretenue avec sa mère, en l'invitant à «réfléchir, c'est bien risqué». Résolument, fille et mère s'engagent. Dès la réception du premier groupe de fidayyine comptant douze membres dont trois femmes, la mère leur a cuisiné les repas préférés qu'ils ont partagés ensemble, tandis que les conversations sont cordiales ; les convives appréciant le soutien des citadins à la cause sacrée, la libération de l'Algérie du joug colonial ! Dès lors, Hadjira s'active assidûment au sein de l'OPA (Organisation politico-administrative), accomplissant, pacifiquement, diverses missions les après-midi, arpentant des circuits préétablis, passant inaperçue, souvent prise pour une Européenne, à l'instar de ce dangereux barrage, alors qu'elle est munie d'une mitraillette démontée… Fixée par l'un des paras, d'ordonner à son vis-à-vis : «Laissez passer mademoiselle» ! Ce qui devait arriver arriva au début de 1959. En pleine nuit, elle est arrêtée et embarquée brutalement avec d'autres suspects à la géhenne d'Améziane, le pendant de la Villa Sézini d'Alger (1), tant dénoncée par les ténors parisiens, hommes de robe, de lettres, d'artistes, le CRA d'Améziane sis à la périphérie de Constantine remonte au début de l'été 1956 (B. Raphaelle, 2001 : 268). Hadjira face aux monstres de l'apocalypse ferme d'Améziane Pour la forcer à parler, à dénoncer, à se renier, sciemment une programmation spécifique lui était réservée et exécutée par des tortionnaires armés jusqu'aux dents. Deux séjours de monstruosité au sein de la géhenne d'Améziane, entrecoupés par «l'interlude» mystifiant au Hamma Plaisance (Hamma Bouziane), «un camp de prisonniers presque normal». De fait, les quatre premiers mois ont eu pour cadre l'écurie, traitée pire que le bétail, en compagnie d'une dizaine de femmes âgées ente 16 et 45 ans, toutes affamées et assoiffées, «restées plusieurs jours sans manger», somnolentes et assaillies par les hurlements des paras, étendues à même le sol recouvert de paille pouilleuse et polluante, traumatisées par des cadavres exposés dans la cour d'à côté : «La vie, quelle vie ? Un fil seulement la tenait encore. Mais tout cela n'était rien.» (p 97) Après les huit mois au Hamma Plaisance, retour à l'apocalypse d'Améziane, marquée à jamais par huit jours de tortures en permanence : «Je me trouvais (…) dans une grande pièce où tous les instruments de torture m'entouraient (…). Aucun répit tous les jours de la semaine, soit le matin, soit l'après-midi, je suis passée par ces instruments de torture. Déshabillée avec une force brutale et des mots grossiers, on me plongeait à nouveau la tête dans une baignoire remplie d'eau et d'excréments. Lorsque j'essayais de la relever pour respirer, on me la plongeait de nouveau. Pendue par les pieds comme la première fois, pieds et poignets liés, je n'avais pu garder sur moi que mon slip. Des électrodes accrochées au bout de mes seins mouillés. Le courant passait de plus en plus fort… Je sentais mon corps tressauter, bondir. J'éclatais. A un certain moment le policier en civil chuchota quelque chose à l oreille du para. Il arrêta de tourner la manivelle. On m'a alors attachée, écartelée, sur une grande roue fixée au mur qu'ils faisaient tourner de plus en plus vite. Cela pouvait durer une heure, durer plus longtemps encore… Il pouvait y avoir encore un aller et un retour. Pour finir, ils vous enfonçaient dans la niche du chien (2), ou vous jetaient sur votre paille… Ce n'était pas pour vous épargner mais parce qu'ils ne pouvaient plus rien tirer de vous.» (p 110-111). La phobie de déshumanisation, mais qui s'est soldée par le double échec essuyé par le commandant Rodier (3) et son supérieur, le commandant de la place de Constantine. Le premier en essayant de l'amadouer, de l'éblouir: «C'est fou comme vous ressemblez à ma fille», dans l'espoir qu'elle accepte une bourse d'études à Nantes (p106)… Quant au second, à toutes ses questions posées, poliment, durant une heure, Hadjira est demeurée silencieuse, indifférente… La délivrance aussitôt sanctionnée par le retour jusqu'au seuil de sa maison, ramenée en jeep en compagnie de deux jeunes appelés, l'un d'eux condamnant le système d'Améziane. «Maman est tombée des nues en me voyant.» (p 114). Hadjira amenée à écrire l'histoire de sa vie Comment s'y mettre après plus d'un demi- siècle de silence, de refoulement, n'ayant rien révélé à ses enfants et proches, ce qu'elle a enduré, horriblement. Contrairement à Djamila Guellal, Zelikha Kadoum (J. L. Einaudi, 1991 : 16), Hadjira n'a pas connu de dépression : «Mes convictions étaient tellement fortes que je n'ai pas connu la dépression», confirmée par le médecin généraliste l'ayant trouvée «psychiquement normale». Rassurée et confiante, d'ambitionner : «Je me sentais bien et bien décidée à rependre mes activités», en prenant part aux activités du Croissant- Rouge (p 117). Pas pour transmettre son écrit. Son écrit. Il a fallu du temps, des décennies, des conditions idoines pour y arriver peu à peu. Excellemment, la démarche innovante, magistralement poursuivie par l'une de ces trois historiennes, ces «intrépides», citées par l'animateur du comité Maurice Audin, P. Vidal-Naquet (in S.Thénault, 2001-326), S.Thénault (2001-321- 331), Claire Mauss-Copeaux et Raphaëlle Branche (2001).
18 mai 2015. écrire ce qui a fait ma vie C'est bien la pionnière, Claire Mauss-Copeaux, l'auteure de publications traitant de la mémoire des conflits, notamment Appelés en Algérie, la parole confisquée (1999, 2003). C'est ainsi que de 2008 à mai 2015, elle s'est investie assidûment, s'astreignant à des déplacements annuels, voire bisannuels Nyons (Dôme)-Constantine, encouragée à la fois par l'époux de Hadjira, El Hadi, ses neveux et nièces ainsi que l'époux de l'auteure, Etienne. Dispersés à travers les deux rives de la Méditerranée, stimulés par l'échange de courriels et courriers. De laborieux efforts couronnés par la réappropriation du récit de Hadjira. Hadjira et Claire des immortelles ! Conclusion Ainsi, de par son engagement fortement motivé par une foi toujours ardente, qui a nourri «ce fil (auquel) la vie la tenait encore», Hadjira a bravé les monstres d'Améziane, a déjoué leur stratagème tendant à la retourner. De fait, sa libération assimilée à une réhabilitation discrète… Elle qui n'a jamais perdu : «l ' espoir de tous les jours : vivre (…). Cela me donnait la force de penser, d'espérer.» D'y croire : «Oui je m'en sortirai vivante» (p 111). Assurément, de fortes convictions au vu de ses vertus, philanthropie : «Non, la haine, ce n'est pas pour moi» (p 112). En revanche, à propos de l'évolution postindépendance : «Cela a été dur à constater. D'autant plus que nous avions tout pour aller de l'avant, vers la démocratie. Cela n'a pas été le cas. Peut-être un jour ?» (p 118). Quoi qu'il en soit, le précieux témoignage sauvé de l'oubli in extremis. Le récit d'une très haute facture paru récemment en auto-édition en France (1er trim. 2017) donc quasi inaccessible à nos lectrices et lecteurs. Sa réédition n'est-elle pas urgente, Impérative? Découragerait-elle toute initiative au vu de l'étroitesse du marché ? A défaut, des institutions directement concernées ne sont-elles pas interpellées?