Il était très heureux de nous recevoir chez lui à la cité Ziadia, dans la banlieue nord de la ville de Constantine. Du haut de ses 85 ans, Mohamed-Seghir Hadj Smaïn garde toujours un air serein, celui d'un homme courtois, souriant, au caractère chargé de bonne humeur. «Il faut marquer la vie, il faut être toujours présent», dira-t-il, le sourire aux lèvres. Evoquant le déficit d'activité pour les anciens artistes et comédiens algériens, il notera avec un brin d'amertume : «Il manque toujours ce quelque chose qui fait le plaisir et la joie.» Quand on lui rappelle ce que faisait Michel Galabru en France, alors qu'il jouait sur scène à l'âge de 93 ans, Hadj Smaïn réplique : «Galabru a eu la chance d'être dans un monde vivant qui participe à la création, il nous manque ce monde qui crée l'activité.» A chaque question qu'on lui pose, il reste silencieux un bout de temps, avant de creuser au plus profond de sa mémoire pour tirer avec les détails précis les souvenirs d'une vie pleine de rebondissements et de belles choses. De son quartier natal de Sidi Djeliss, où il a vu le jour le 29 octobre 1932, il ne garde que de vagues souvenirs. «J'étais encore enfant quand mon père avait décidé de déménager pour louer un appartement dans une bâtisse située à l'ex-rue Bienfait (actuelle rue Kitouni Abdelmalek), au lieudit ''Garn Essayeh'', que seuls les anciens Constantinois connaissent de nos jours. J'ai grandi dans cette maison, propriété de la famille Bendjelloul. Nous étions avec cinq autres familles, dont des Français humbles. J'en garde de bons souvenirs. Le propriétaire de la maison y avait même aménagé un hammam pour les locataires, ce qui était vraiment rare à l'époque», se souvient-il. Coïncidant avec la Seconde Guerre mondiale, la scolarité de Mohamed-Seghir Hadj Smaïn a été très perturbée. "Nous étions en pleine guerre et les écoles de la ville de Constantine étaient réquisitionnées pour abriter les soldats des forces alliées, nous étions obligés de changer d'école, et à chaque fois on se retrouvait dans un quartier, ce qui ne nous a pas encouragés à poursuivre nos études". Premiers pas dans le 4e art Durant sa jeunesse, Mohamed-Seghir connaîtra plusieurs aventures. Il approfondira son apprentissage du théâtre en côtoyant Cherif Chouaïb (1922-2008), l'un des grands militants du mouvement des Scouts musulmans à Constantine. Il sera aussi influencé par Brahim Amouchi, un monument de la culture, premier et véritable compositeur de la musique de Chaâbou El Djazair mouslimoun, le fameux poème de Cheikh Abdelhamid Benbadis. Il cite également Abdelkrim Meniai, du Mouvement des scouts à Constantine, dont il garde de bons souvenirs. «Chérif Chouaib a énormément travaillé avec les jeunes comme animateur, il était mon aîné, c'était un homme vivant, dynamique, véritable mentor et fin pédagogue», rappelle-t-il. «Dans les années 1940, on participait à des sorties au sein des scouts, nous avions vécu des moments magnifiques où, grâce à ces randonnées, on avait appris à découvrir Constantine, dont on connaissait très peu la nature». Ces années resteront gravées dans la mémoire du jeune Mohamed-Seghir. Les conditions difficiles de la vie le mèneront à travailler pour aider sa famille. Pour une courte durée, il exerce dans un atelier de réparation de motos puis abandonne. En 1952, et grâce à Hassan Belhadj, il fera la connaissance de Toufik Kheznadar, qui dirigeait la troupe «Ahl El Kahf». Le 20 avril 1952, Hadj Smaïn prendra part à la pièce théâtrale Les oiseaux voraces (Al Toyour al mouftarissa), une adaptation de la comédie Volpone, du dramaturge anglais Ben Jonson. C'était la première et dernière adaptation de la troupe "Ahl El Kahf". Il rejoindra plus tard les troupes «Alef leïla oua leïla» (Mille et Une nuits) puis les «Amis du Vieux Rocher». Pour décrire cette belle époque, Hadj Smaïn dira modestement : «On ne faisait pas du théâtre pour donner des sketchs, mais on voulait présenter de vrais spectacles, les décors étaient pensés en fonction du spectacle, on se débrouillait toujours malgré le peu de moyens qu'on avait.» Mais la chance lui sourit lorsqu'il a pu décrocher un stage de formation d'animateur en France, grâce à une subvention accordée par un organisme plus connu à l'époque par «Education populaire», activant dans le domaine culturel. «Mon séjour en France pour une courte période durant les vacances d'été a été une occasion pour faire une initiation au 4e art». Cette formation lui sera bénéfique dans sa future carrière de comédien. «J'ai connu plusieurs comédiens qui ont bénéficié également de cette formation, dont Taha El Amiri, qui fera plus tard partie de la troupe artistique du FLN en Tunisie». A partir de 1959, il s'installe à Paris. Cette «époque parisienne» dans sa vie lui ouvrira les portes d'autres perspectives. Par un heureux concours de circonstances, il connaîtra une expérience de comédien puis sera embauché comme technicien au Théâtre de la Renaissance, avant de rejoindre le prestigieux Théâtre national populaire de Paris. Une carrière riche durant laquelle il vivra ses meilleurs souvenirs dans les théâtres de la capitale française. Après l'indépendance, il rallie le Théâtre national algérien (TNA) en 1963. "J'ai décidé de rentrer au pays, je me disais que je n'avais plus rien à faire en France et que mon pays avait besoin de moi. Alors que j'étais bien là-bas, on m'avait proposé de rester, j'aurai pu réussir une belle carrière et terminer en beauté. Mais ce n'est que plusieurs années plus tard que j'ai vraiment regretté d'avoir fait ce choix", avance-t-il. La vie est ainsi faite. Sur les planches et au grand écran Au TNA, Hadj Smaïn sera parmi les membres fondateurs de cette prestigieuse institution à l'époque où le regretté Mustapha Kateb était directeur général des théâtres d'Algérie. Il aura l'honneur de faire partie de la première génération des comédiens professionnels de l'Algérie indépendante. Il sera distribué dans une vingtaine de pièces, dont La vie est un songe, de Pedro Calderon de la Barca (1963), Roses rouges pour moi, de Sean O'casey (1964), Les fusils de la mère Carrar (1963), et Le Cercle de craie caucasien (1969), de Bertolt Brecht, Ivan Ivanovitch, de Nezim Hikmet (1970), Deux pièces cuisine, de Abdelkader Safiri, et autres pièces de Molière (Le malade imaginaire) et de Shakespeare (La mégère apprivoisée). «J'ai connu durant ces années Mahieddine Bachtarzi. C'était un homme ouvert, serviable et courtois, il aimait faire la connaissance des gens». Parallèlement au théâtre, son parcours sera jalonné de plusieurs émissions à la Radio et à la Télévision, mais surtout dans des feuilletons de Mustapha Badie, notamment le célèbre El Hariq (l'Incendie) en 1977, qui marquera toute une génération d'Algériens, suivi du feuilleton El Intihar (Le suicide) en 1978. Hadj Smaïn sera également un témoin des premiers débuts du cinéma algérien. Il fera des apparitions dans les films de Mohamed Lakhdar Hamina, dont Le Vent des Aurès (1966), Chroniques des années de braise (1974), et La Dernière image (1986), et aussi ceux de Merzak Allouache, Les Aventures d'un héros (1979) et L'homme qui regardait par les fenêtres (1986), ainsi que le film Les Déracinés, de Lamine Merbah. Les cinéphiles algériens retiendront surtout sa prestation dans le téléfilm de Moussa Haddad, Les Enfants de Novembre, produit en 1970, mais aussi son rôle dans le film culte d'Amar Laskri Patrouille à l'Est, en 1971, en compagnie de Hassan Benzerari, Mohamed Hamdi, Abdelhamid Habbati, Brahim Hadjadj (Ali la pointe dans La Bataille d'Alger) et Cheikh Nourreddine. Il incarnera également un rôle remarquable dans le film Khoud Maâtak Allah (Le mariage des dupes), de Hadj Rahim, sorti en 1983, aux côtés de Mustapha El Anka, Hassan El Hassani, Nouria, Farida Saboundji, Fatiha Berber, Mohamed Debbah et Ouardia Hamitouche. Au théâtre de Constantine En 1977, Hadj Smaïn sera nommé directeur du Théâtre régional de Constantine (TRC). Une mission qu'il assumera pleinement jusqu'en 1994. C'était la belle époque qui a vu l'émergence d'une troupe dynamique, ambitieuse et pleine d'énergie. Un groupe qui fera parler de lui durant de longues années, grâce aux célèbres productions collectives, inscrites dans les annales du théâtre algérien. «Avec ces œuvres collectives, le TRC faisait de la création pure par une écriture authentiquement théâtrale», témoigne-t-il. «Les premières années étaient riches en bonnes expériences. Il y avait une bonne entente entre la direction et les membres de la troupe, j'estime avec grande satisfaction que j'avais apporté ma modeste contribution, et cela a donné un nouvel esprit positif», poursuit-il. Malgré ses fonctions administratives, Hadj Smaïn mettra en scène trois pièces : Errafdh (Le refus), en 1982, avec Abdelhamid Habbati et Amar Mahcen, Essakhra (Le rocher), en 198, et El Kelma (La parole), en 1984. Mais il était dit que le succès du TRC ne laissera personne indifférent, dans le bon, comme dans le mauvais sens du terme. Il avait fait même des jaloux. Il faut dire que la troupe de Constantine avait rencontré quand même d'énormes difficultés. L'expérience inédite qui a pris naissance au TRC était sérieusement menacée. Le TRC a payé le prix de sa popularité. «J'ai donné de mon mieux pour faire pérenniser cette expérience, mais les problèmes avaient fini par l'emporter», estime Hadj Smaïn, qui se rappelle encore, avec amertume, des déboires et des ennuis qui le marqueront pour toujours. Une dure épreuve dans sa vie, après tous les sacrifices consentis au service du théâtre. «J'ai subi tous les affronts, cela m'a fait beaucoup de peine, c'était difficile pour moi après toutes ces années de travail, tout ce que j'ai fait pour le TRC était de bonne foi et avec beaucoup de volonté et d'abnégation, mais la fin était très difficile pour moi», raconte-t-il avec regret. Hadj Smaïn se souvient encore comment il avait été relevé de ses fonctions en 1994 par l'ex-wali de Constantine. «Alors que je dépendais du ministère de la Culture», dira-t-il. Une mesure perçue comme une aberration, qui mettra un point final à une longue carrière, mais qui laissera aussi des séquelles à ce jour. «Je suis parti à la retraite la conscience tranquille, j'estime avoir accompli mon devoir en toute honnêteté», conclut-il en toute modestie.