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«Il n'y aura de changement du système que si un nombre suffisant d'Algériens y croient»
Soufiane Djilali. Président de Jil Jadid
Publié dans El Watan le 11 - 12 - 2017

Soufiane Djilali, président de Jil Jadid, revient dans cet entretien sur les dernières élections locales en analysant les résultats et le taux d'abstention élevé. Il explique sa démarche pour l'application de l'article 102 de la Constitution, donne son point de vue sur le 5e mandat, répond sur l'initiative du trio Ibrahimi-Benyellès-Yahia Abdennour. Pour Soufiane Djilali, la classe politique actuelle n'est pas encore prête pour assumer ses responsabilités.
Vous avez affirmé au lendemain des législatives que l'abstention massive des élections était le premier acte de désobéissance civile. L'abstention a été également au rendez-vous des élections locales. Sommes-nous dans la poursuite de cette désobéissance civile ? Jusqu'où ira-t-elle ?
C'est aujourd'hui un constat unanime, l'abstention est devenue endémique. Les taux de participation officiels sont largement gonflés, mais personne n'est dupe. Les Algériens vivent chaque élection comme un moment de déni de leur citoyenneté. Ils savent que ce qui aurait dû être l'expression de leur volonté et de leur souveraineté est, à chaque fois, transformé en une manipulation de mauvais goût, juste pour maintenir en place le régime. Au fond, les Algériens sont blessés par tant de mépris. S'abstenir d'aller voter c'est une façon de dire aux dirigeants : «Faites ce que vous voulez puisque vous avez le pouvoir, mais sans nous.» Cette défiance, très profonde, est une désobéissance civile.
Tant que la rente et l'assistanat sont plus ou moins assurés, il y aura une forme de statu quo. Mais si ce contrat est rompu, alors la question de la légitimité du pouvoir se reposera avec force et probablement avec… violence !
Vous avez décidé de boycotter tous les processus électoraux jusqu'à ce qu'il y ait changement de système. Mais pour plusieurs partis de l'opposition, le boycott comme l'abstention ne sont pas forcément un levier de lutte efficace pour le changement. Certains d'entre eux considèrent même cela comme une attitude passive qui arrange plus les partis du pouvoir et qui ne les dérange. Qu'avez-vous à leur répondre ?
Cette question est légitime. Vous pensez bien que nous avons longuement débattu en interne. La réponse dépend de ce que vous cherchez, en tant que parti politique. S'il s'agit, pour vous, de mettre en place un appareil politique, la participation aux élections peut vous donner quelques moyens.
Mais à quel prix ? Les APC, les APW et bien plus encore l'APN et le Conseil de la nation sont les paravents démocratiques du système. Celui-ci peut tolérer une marge de manœuvre aux différents acteurs mais ne leur permet en aucune manière de remettre en cause sa viabilité. J'entends bien certains arguments en faveur de la participation, en particulier, celui de mobiliser ses militants et sympathisants, d'utiliser des «tribunes» institutionnelles pour faire avancer ses idées, et de construire une base pour le parti.
La réalité est qu'à ma connaissance, aucun parti politique depuis 1989 n'a pu démontrer la justesse de ces arguments. Les appareils politiques ne peuvent se maintenir que grâce au jeu des quotas et des alliances avec le pouvoir.
Maintenant et a contrario, voyons l'effet du boycott : tout le monde sait, qu'au final, le pouvoir est très embêté par cette situation, bien qu'il contrôle les partis, directement ou indirectement, et distribue les quotas en rééquilibrant à sa guise les résultats. Tant que l'abstention reste passive, il s'y adapte. Le problème pour le pouvoir commence lorsqu'il y a un discours politique qui donne un sens à cette abstention et qui la transforme en boycott. Les faits sont devant nous : près de 80% des Algériens refusent d'aller voter. C'est tout dire !
Vous avez lancé une campagne pour l'application de l'article 102 de la Constitution pour destituer le président Bouteflika qui, selon vous, ne gouverne plus le pays. Où en êtes-vous ?
Oui, nous avons réclamé, à plusieurs reprises, l'application de l'article 102 de la Constitution. Tout le monde sait que le Président est totalement et définitivement dans l'incapacité de gouverner. L'ICSO, qui regroupait les partis de l'opposition, avait rendu publics des communiqués pour réclamer une présidentielle anticipée pour cause de vacance du pouvoir. Mais très opportunément, certains partis ont commencé à nier cette position à l'approche des élections.
J'ai entendu dire un président de parti qu'il n'était pas contre le principe de la candidature de Bouteflika pour un cinquième ou un sixième mandat, et un autre balbutier timidement que le poste de président de la République n'était ni occupé ni vacant ! Allez comprendre quelque chose à cette logique ! Le président de la République française a accompli, seul, le cérémonial officiel à Maqam Echahid, puis il a pris un bain de foule au cœur d'Alger, encore seul, et a animé une conférence de presse, en maître de céans, toujours sans la présence du président de la République algérienne…
Y a-t-il besoin d'une autre preuve pour admettre que M. Bouteflika est dans l'impossibilité d'assumer ses charges constitutionnelles ?
D'ailleurs, il faut noter que le président français n'a dit aucun mot sur une supposée «alacrité» de Bouteflika. Cette partie du «contrat» politique a été remplie par Le Drian, une fois de retour en France ! E. Macron ne veut pas détériorer son image avec de gros mensonges, même au nom de la raison d'Etat.
Comme tous les peuples, les Algériens ont besoin d'un leader qui incarne la fonction de dirigeant suprême. Il doit être un modèle, une raison de fierté nationale. Quelqu'un peut-il croire que M. Bouteflika inspire de l'admiration et du rêve ? Il a déjà irrémédiablement détruit son image dans l'imaginaire populaire, en attendant de détruire ce qu'il reste du crédit de l'Etat.
Des personnalités nationales ont lancé des appels similaires. Comptez-vous coordonner vos actions politiques ?
La situation actuelle exige que toutes les bonnes volontés s'associent sur un minimum politique. Tous les Algériens sont interpellés. Il y a eu une initiative du trio Ibrahimi-Benyellès- Yahia Abdennour. Quelles que soient leurs convictions personnelles, ils représentent tout de même une autorité morale alors qu'ils n'avancent aucune ambition personnelle. Je pense que d'autres personnes doivent s'associer à cette initiative et essayer de créer un contrepoids au pouvoir actuel. J'espère qu'ils assumeront jusqu'au bout cette démarche qui les honore. Je reste, malgré la complexité de la situation, favorable à une véritable alliance et à l'unité de l'opposition.
Depuis quelques mois, on parle d'un éventuel 5e mandat pour Bouteflika. Farouk Ksentini a même dit avoir eu l'affirmation du concerné lors d'une audience qui lui aurait été accordée récemment, avant que la Présidence ne démente ses propos. Qu'en pensez-vous ?
Farouk Ksentini a donné des détails sur le mental et le physique du chef de l'Etat, ce qui laisse supposer qu'une rencontre a bien eu lieu. A mon avis, il était attendu de Ksentini de porter, à titre personnel, la demande du 5e mandat. Mais, soit il n'a pas bien compris sa mission, soit il ne voulait pas assumer complètement ce rôle peu honorable.
De ce fait, il a étalé publiquement les confessions présidentielles qui auraient dû être confidentielles. En tout cas, il ressort de cet épisode que le pouvoir emploie toujours les mêmes méthodes. Il fait monter au créneau des «personnalités» pour faire passer dans l'opinion la «pilule» et offrir ensuite l'argument classique au despote : «Je ne souhaite pas rester au pouvoir mais le peuple me réclame, je suis obligé de me sacrifier !» Ce procédé puéril revient à chaque fois et fait sourire maintenant le peuple qui connaît bien le travers de ses dirigeants !
Votre parti milite pour un changement radical du système politique qui persiste depuis 1962. Comment comptez-vous faire pour y arriver ?
Il n'y aura de changement du système que si un nombre suffisant d'Algériens y croient. Il faut un seuil critique de prise de conscience. C'est à l'élite algérienne, au sens large et noble de cette notion, de faire un travail politique et intellectuel auprès de la population pour l'amener à assumer son rôle de citoyenneté. Cela est loin d'être une sinécure. Je le dis avec d'autant plus de conviction que j'ai décidé depuis des années de m'engager dans cette voie. Celle-ci est semée d'embûches et le succès est loin d'être garanti.
Mais il n'y a pas, à mon sens, un autre chemin. Pour ma part, j'accompli mon devoir sans rien demander à quiconque. Avec Jil Jadid, nous avons défini un projet de société, nous nous sommes fixé une stratégie sur le long terme et nous travaillons pour construire un avenir pour nos enfants. Que chacun fasse son devoir en toute conscience et sans esprit mercantile. Les grands fleuves se constituent à partir de petits ruisseaux. Soyons, chacun à son niveau, un petit ruisseau et le grand changement adviendra !
L'opposition est aujourd'hui divisée. Vous même vous avez claqué la porte de la Coordination nationale pour les libertés et la transition démocratique (CLTD). Cela ne profite-t-il pas au pouvoir qui maintient le statu quo ?
Ce qui profite au pouvoir c'est que nous tous, en tant qu'opposition, nous intégrions la grande comédie. Le régime algérien ne concède rien à l'opposition. Il a créé des interfaces, les assemblées «élues», juste pour faire tampon avec le peuple, mais sans aucune prérogative. L'Etat est très fortement centralisé et tout est entre les mains d'une administration gouvernementale hégémonique.
Ensuite, aucun recours en justice n'est possible contre les abus, celle-ci étant totalement dépendante de l'Exécutif, et je ne parle pas de la corruption qui est en train de dissoudre tous les corps institutionnalisés. Au niveau des collectivités locales, les maires sont en fait soumis aux injonctions du chef de daïra et du wali. L'administration qui gère tout, à travers ses commis, n'a besoin que de quelques figures locales pour assumer les politiques menées.
De ce fait, les partis politiques s'illusionnent en participant aux locales. Leurs élus ne sont pas à eux et ne servent en rien le projet de leur parti. Cela vous explique pourquoi des partis politiques «vendent» les parrainages des listes.

Est-il possible, dans ce contexte marqué par de vives rivalités, entre non seulement les partis mais aussi les personnes, de construire un front commun pour exiger le changement que vous réclamez ?
La tentative de Zéralda a montré, malheureusement, que la classe politique actuelle n'est pas encore prête pour assumer ses responsabilités. Pourtant les conditions d'un changement sont là : un pouvoir finissant, complètement dépendant d'un homme invalide, un régime en déphasage complet avec le monde qui est en train d'émerger, des contradictions internes aiguës, des menaces géostratégiques et, surtout, une faillite économique déclarée. Le changement est inéluctable.
Au moment où M. Bouteflika quittera le pouvoir, d'une manière ou d'une autre, et à un moment ou à un autre, il laissera un pays moralement très affaibli, dont les valeurs auront été embrouillées, avec un système de corruption effarant et effrayant, et des institutions hollywoodiennes, c'est-à-dire en carton-pâte ! Mais une nouvelle génération d'hommes et de femmes arrive.
Elle saura balayer les scories de cette mésaventure. Il nous faut juste un homme sage au pouvoir pour engager, de toute urgence, des réformes structurelles tant économiques que sociétales ! L'Algérie a besoin d'une phase transitoire pour préparer la constitution d'une nouvelle classe politique, intègre, compétente et ambitieuse. L'Algérie pourra alors faire des progrès rapides et significatifs qui étonneraient plus d'un !
Sur le plan économique, le recours à la planche à billets, critiqué par des experts et par des partis de l'opposition, a reçu le quitus du Parlement. Pour le gouvernement, il n'y a pas d'autres choix immédiats face à la crise financière. Qu'en pensez-vous ?
Le Premier ministre avait dit qu'il n'y avait que la planche à billets ou alors l'endettement extérieur. Moi, j'aurai choisi plutôt ne pas mettre le pays en faillite…
En conséquence, toutes les politiques qui viennent après le désastre sont aussi nocives les unes que les autres. Nos gouvernants se sont répartis les monopoles et ont utilisé des intermédiaires médiocres mais affamés pour mettre sous le coude les gros contrats, surévalués, au détriment du Trésor public.
Le programme de «fakhamatouhou», depuis près de 20 ans, n'a été que la feuille de vigne pour cacher la prévarication et la gabegie. Maintenant, nous sommes face au désastre. En 3 ans, le pouvoir d'achat des Algériens a chuté d'au moins 50%, entre dévaluation du dinar (30%), inflation et restriction budgétaire.
Pendant ce temps, les prédateurs, mal instruits et mal éduqués, voient leurs avantages s'amplifier ! Ils ne se refusent rien, foncier industriel, terres en milliers d'hectares, mise à disposition de fonds d'aide (sic) en dizaine de millions de dinars… La fuite des capitaux par les surfacturations est tout simplement hallucinante. Jusqu'à maintenant, les Algériens n'ont pas encore réagi. On peut douter que cela continuera ainsi très longtemps.
Dans votre dernier livre Choc de la modernité, crise des valeurs et des croyances, vous posez un regard sur la société algérienne qui aurait, selon vous, une part de responsabilité dans la situation actuelle du pays, et vous invitez les Algériens à une forme d'introspection. Pouvez-vous être plus clair ?
Dans l'ouvrage que vous avez cité, j'ai essayé de comprendre les raisons profondes qui font que notre société soit mal en point et comment a-t-elle généré notre mentalité, si inefficace dans le monde contemporain. J'ai essayé d'apporter un éclairage simple et compréhensible à notre drame historique. Oui, je propose une longue et douloureuse mais, au final, libératrice introspection de notre être collectif.
Il n'y a pas de reproche, de critique ou de l'autoflagellation mais un regard sincère et serein sur ce qui fonde notre réalité d'aujourd'hui. J'ai tenté de décrire ce qu'était la société traditionnelle et l'induction d'une mentalité en déphasage avec le monde.
Les mutations structurelles de la société dues à une modernisation impensée ont entraîné des bouleversements des valeurs anthropologiques avec des expressions sociétales pathologiques, dont la violence extrême. La société traditionnelle est déjà irrémédiablement déstructurée. Nous sommes sommés maintenant de produire notre modernité. Encore faut-il la réfléchir et la concevoir !


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