Par Brahim Senouci Enseignant, initiateur de la pétition pour la restitution des crânes des résistants algériens entreposés au Musée de l'Homme à Paris Cent-soixante-huit ans après leur supplice, les résistants des Zaâtcha vont enfin trouver le repos dans la patrie pour laquelle ils ont donné leur vie. Ils vont quitter les cartons qui leur tenaient lieu de cercueils et rentrer en Algérie pour y retrouver la paix de tombeaux lumineux. C'est un événement d'une portée considérable… Ce retour va ouvrir la voie à de multiples questionnements, à de sérieuses remises en cause en France, mais aussi en Algérie. En l'absence, fort dommageable, d'un récit national embrassant l'Algérie dans sa profondeur historique, c'est le discours colonial qui s'est imposé comme la grille unique de lecture. En France, depuis des lustres, l'invasion de l'Algérie est présentée comme une épopée chevaleresque menée par une armée vertueuse porteuse du flambeau de la civilisation. Comme ces vieux parchemins, qu'on appelle des palimpsestes, sur lesquels, au fil du temps, des textes se superposent, le récit algérien respire, s'efface sous le mensonge colonial. Son souffle lointain s'affaiblit à mesure que les décennies passent et que l'oubli, dernière couche du palimpseste, s'installe… Certes, ils n'ont pas pu empêcher le crime colonial. Mais ils étaient suffisamment fiers de la société dont ils étaient l'émanation pour la défendre au prix de leur vie. C'étaient des héros avant d'être des martyrs. Ils ne désiraient pas la mort. Ils combattaient pour la vie, pour leur peuple. Convoquons leur souvenir chaque fois que nous aurons envie de céder à la lâche tentation de l'abandon, de la recherche d'une patrie et d'une société de substitution, prélude à l'anéantissement moral. Peut-être que nos martyrs de 1849 nous sauveront encore une fois de l'anéantissement moral. Par la vertu de leur présence dans leur patrie, après presque deux siècles d'absence, ils témoigneront de l'existence d'une autre Algérie, celle de nos lointains aïeux, que les Algériens redécouvriront ensemble après avoir jeté aux orties le récit apocryphe servi par les nostalgiques de l'époque coloniale. Cette Algérie. Nos martyrs nous rappelleront le massacre des Zaâtcha, les enfumades du Dahra et de Tipasa, les emmurades des Ouled Sbih. Plus près de nous, nous entendrons le bruit des corps précipités par dizaines depuis les bennes des camions de l'armée française dans les gouffres qui enserrent Guelma, Sétif et Kherrata. Dans le cas de l'enfumade des Ouled Riah, c'est toute une tribu qui a péri dans des circonstances atroces dans la grotte de l'Oued Frachih. Il n'y a guère de différence avec le sort subi par les Héréros de Namibie dont l'extermination par l'Allemagne est reconnue comme étant le premier génocide du XXe siècle. Les Ouled Riah et les Ouled Sbih les avaient précédés dans cette tragédie. Leur extermination est un génocide au sens de la Convention de l'ONU pour la prévention et la répression du crime de génocide, entrée en vigueur le 11 novembre 1970. Il convient de noter ici que l'Allemagne a reconnu son crime et a présenté ses excuses. Les descendants du général Von Trotha, ordonnateur du massacre, le pendant des Bugeaud et des Saint-Arnaud français, ont pris l'initiative de demander pardon aux descendants des victimes pour le crime de leur aïeul. Naguère, la France enterrait Bigeard à Fréjus en présence de l'ancien président Giscard d'Estaing, après un hommage vibrant de l'actuel ministre des Affaires étrangères, alors ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian. Il est vrai que, dans bien des domaines, la France a toujours un train de retard sur l'Allemagne… Le pire est sans doute la destruction culturelle. Avant la colonisation, les écoles étaient nombreuses. Les Algériens savaient à peu près tous lire, écrire et compter. Ces écoles étaient financées par les biens Habous. Ces biens, inaliénables, ne pouvaient faire l'objet d'une donation ou d'une vente. Ils ne devaient servir qu'à financer l'entretien de cimetières, de tombeaux de saints, de lieux de culte. Ils fournissaient notamment un appui très important aux écoles. Dès 1843, la France procéda à la confiscation de ces biens, signant ainsi la mort du système éducatif local. L'enseignement de l'arabe était confiné aux petites écoles coraniques, sévèrement encadrées. Les médersas, qui dispensaient un enseignement plus large, subissaient les foudres de l'administration coloniale et la plupart d'entre elles ont fini par rendre les armes. La langue a périclité et a été remplacée par l'arabe dit «dialectal», un substitut loin de rivaliser avec la langue mère, porteuse d'infinies nuances que le dialectal était incapable de rendre. «La langue est la maison de l'être», disait Paul Valéry. Peu à peu, les Algériens sont devenus des SDF. L'analphabétisme a progressé, jusqu'à toucher 85% de la population en 1954. En d'autres lieux, d'autres temps, le terme de génocide culturel se serait imposé de lui-même. La culture est aussi liée à la terre. Ce lien a été rompu dès les premières années de la colonisation. L'essentiel des terres a été accaparé par des colons avides d'espace, ce qui a engendré la ruine des paysans qui n'avaient plus d'autre choix que de louer à vil prix leur force de travail à ceux-là mêmes qui les avaient dépossédés de leur bien le plus précieux. Le mot de déchéance n'est pas trop fort pour désigner l'extrême paupérisation, matérielle et morale, de la population algérienne. Coupée de sa terre, de sa culture, totalement déstructurée, elle est reléguée hors de l'espace public et totalement «invisibilisée». Bien entendu, il n'a jamais vraiment été question pour le colonisateur de la prendre en charge sur le plan sanitaire ou scolaire. La misère et le déclassement devenaient son lot pour l'éternité. Son espérance de vie était de 45 ans, presque 30 ans de moins que celle des pieds-noirs et assimilés. Nous portons le souvenir de cette déchéance de nos aïeux dans notre inconscient collectif. C'est sans doute ce souvenir, aussi silencieux qu'obsessionnel, qui explique notre impasse actuelle. Rechercher les causes de celle-ci uniquement dans la médiocrité, bien réelle, de la gouvernance, est une erreur. Ces causes sont plus profondes. Elles renvoient au traumatisme de la colonisation, de la honte de soi, honte d'être tombé aussi bas, qui nous paralyse et nous interdit de nous projeter vers l'avenir. Il nous faut retrouver l'estime de nous-mêmes. Ce retour passe par des gestes tels que celui, tant attendu, du retour des restes de nos martyrs. Nous avons différé cette exigence parce que nous n'y accordions pas une importance particulière. L'humiliation infligée à nos martyrs nous paraissait banale puisque, 132 ans durant, nous avions appris à vivre avec elle. C'était notre lot en somme. L'Indépendance n'a pas éteint le traumatisme. Elle l'a simplement refoulé. Comment ne pas voir dans le déchaînement sanglant de la décennie noire, dans sa violence paroxystique, l'expression de la haine de nous-mêmes, de notre incapacité à nous défaire du surplomb sinistre de l'humiliation inaugurale ? Nous en défaire ? A coup sûr, nous n'en prenons pas le chemin. Bien au contraire, un syndrome de Stockholm pousse bon nombre d'entre nous à rechercher à renouer avec l'ancienne puissance tutélaire, à mendier ses faveurs. Le temps qui passe estompe les souvenirs douloureux, jusqu'à les faire disparaître. L'époque coloniale est parée de toutes les vertus. Un écrivain s'est laissé aller à écrire, à propos des Européens d'Algérie, qu'«ils ont fait d'un enfer un paradis». Le retour des cendres de nos martyrs ne produira pas un miracle. Il amènera nos compatriotes à se poser des questions sur ces valeureux combattants qui préféraient le sacrifice suprême à une vie misérable sous une botte impitoyable. Nous pouvons en tirer de la fierté et nous inspirer de leur exemple, non pas en mourant dans un combat inutile, mais en redonnant du sens à leur action en faisant de l'Algérie, notre maison commune, un havre de paix, une terre de promesses, un immense champ des possibles. Nous ne pourrons le faire qu'en reconstituant patiemment une mémoire en lambeaux, en sortant des limbes le roman national qui n'a jamais cessé de respirer sous le mensonge colonial…