On l'imagine, c'est tout le journal El Watan à travers ses différentes composantes humaines et ses multiples services qui a été douloureusement affecté, meurtri, par la mort cruelle et brutale d'un de leurs collègues et compagnon de route. Personnage attachant et affable, on le croisait chaque matin pour lui dire bonjour, échanger instinctivement avec lui quelques propos dans les couloirs. On lui demandait aussi quelques conseils connaissant sa disponibilité à vouloir rendre service du mieux qu'il pouvait. Plus prosaïquement encore, on venait vers lui pour s'enquérir des nouvelles les plus fraîches sachant qu'il était toujours le premier à en être informé. Il faisait en fait partie de notre quotidien, du décor ambiant, sans qu'on le réalise vraiment et dont on évalue aujourd'hui l'ampleur du vide qu'il a laissé maintenant qu'il a quitté ce monde. Pour être plus classique, certains diraient qu'il faisait partie des meubles, façon de souligner une présence que personne ne pouvait rater et qui rendait parfois l'atmosphère rédactionnelle moins pesante. Moh dans les parages, ça rassure on ne sait trop pourquoi. On s'était tellement habitué à sa silhouette, à son allure débonnaire qu'aucun de nous n'ose croire, jusqu'à cet instant, qu'il est parti pour ne plus revenir. Il y a comme ça des destins qui vous suspendent entre la fiction et le réel, mais vous font les tours les plus tragiques au moment où vous les attendez le moins. La veille, j'avais discuté de tout et de rien avec lui avant qu'il ne quitte assez tôt son bureau. Il m'avait parlé comme toujours de la situation du journal qui lui tenait à cœur à cause des soucis financiers que rencontre l'entreprise et des représailles politiques qu'elle subit en raison de sa ligne éditoriale. Il revient à ce propos toujours sur cette flagrante injustice que le gouvernement nous fait subir à propos de notre nouveau siège. C'est un abus de pouvoir qui n'a pas de nom, me dit-il. Il se lâche alors… Comment osent-ils nous interdire d'entrer en possession de notre bien immobilier qu'on a bâti avec la sueur de notre front, alors que les banques nous courent toujours après pour rembourser les dettes ? Personne ne veut nous recevoir pour nous expliquer. Ni le wali, ni le ministre de la Communication, ni le Premier ministre, ni le ministre de l'Intérieur. Ni le chef de daïra, ni le président d'APC… Toutes les portes nous sont fermées. A qui parler ? On dirait qu'il n'existe aucun responsable dans ce pays. Cela fait deux ans que ça traîne, et on nous laisse dépérir pour nous faire payer le prix d'une ligne éditoriale critique. Mais le journal ne changera pas. Il doit compter sur ses propres forces. Le visage crispé, il termine sa litanie toujours par cette volonté de résister quoi qu'il nous en coûte. Didou est un faux calme, un introverti même, mais il lui arrive de s'emporter quand l'arbitraire est trop flagrant. C'est dans ces moments de colère qu'il livre ses sentiments. Il m'est apparu ainsi tellement tourmenté par les questions de savoir si on était capable d'être à la hauteur des nouveaux défis qu'on nous imposait. Il me ramenait à chaque fois à nos propres capacités de réagir, professionnellement parlant. El Watan, c'était sa vie, sa seconde famille. Et c'est la raison pour laquelle il avait horreur de voir les salles de rédaction désertées, sans bruit. Un journal, ça doit ressembler à une ruche, pestait-il, car il faut impérativement se redéployer sur le contenu. Il me faisait alors part — ce n'est pas nouveau — de son aversion épidermique des imposteurs, des tricheurs, des tirs au flanc… Mais ce n'est pas de leur faute, lâche-t-il. Quand la rigueur fait défaut, quand le laxisme prend des libertés, les biseauteurs trouvent leur compte. Il tonne aussi contre tous ceux qui font du mal gratuitement en abusant de leur pouvoir. Il déteste par-dessus tout les airs de supériorité empruntés. Ça fait arriviste,… mais ça fait parfois des dégâts, dit-il avec une pointe d'amertume. «Hé oui, éli ma kra h'rouf el bali… ne peut pas comprendre», ajoute-t-il en parfait Casbadji qu'il était, comme s'il voulait me transmettre, mais sans se plaindre, une rancœur ineffable qu'il ne voulait pas garder pour lui. Il n'y a pas à dire, je sentais Didou mal dans sa peau, en proie à une grande angoisse, et impuissant devant une douleur indicible qui le rongeait de l'intérieur. Il ne voulait pas le montrer, mais c'était trop visible pour ceux qui savent lire sur un visage. «Salut Cheikh, me lança-t-il en partant, je m'excuse de t'avoir fait partager mes angoisses…». Il prit quand même les dernières secondes pour me parler du concert qui allait être organisé en hommage à Guerouabi, en me disant : «Tu te rends compte, on ramène Doukali pour Guerouabi…». Qui pouvait penser que c'était là l'ultime réflexion qu'il faisait sur un événement culturel qu'il imaginait strictement chaâbi. C'était la dernière fois que je le vis. Comment donc retenir ses larmes devant une fatalité foudroyante qui allait l'attendre au tournant et dont on dit qu'elle prend toujours les meilleurs… C'est un Omar Berbiche en pleurs, inconsolable, complètement perdu, désespéré, qui a commis le papier posthume sur notre Didou. Profondément éploré exactement comme s'il venait de perdre un membre de sa famille. C'est d'ailleurs le sentiment que nous éprouvons nous tous qui avions cotoyé le disparu durant de longues années, avec lequel nous avions vécu les mêmes joies et les mêmes peines. Mais pour notre éditorialiste attitré, c'était un peu spécial. L'épreuve était incroyablement dure parce qu'il était son ami le plus proche. Entre les deux journalistes qui se connaissaient de longue date, depuis l'université, qui ont donc pratiquement effectué le même parcours professionnel, se sont tissés des liens d'amitié très forts. Au point où Didou ne pouvait trouver meilleur confident, ni meilleure oreille attentive, quand il avait des choses à dire, des points qui pesaient sur son cœur qu'il fallait libérer. Berbiche avait l'habitude de «pondre» des commentaires ou des éditos avec une certaine facilité compte tenu de son expérience professionnelle. Mais le texte sur Didou avait une autre dimension. Il fallait l'écrire avec la note réaliste de circonstance et la gravité du moment. Ce n'était pas un simple libellé nécrologique pour faire date du départ de notre ami, mais bien une expression émotionnelle qui sortait des tripes pour rendre l'image et la personnalité de Moh telles que nous les avons connues, sans fioritures, sans démagogie, sans rajouts hypocrites qui généralement disent le contraire de ce que l'on pense. L'intention n'était surtout pas de lui tresser des lauriers histoire d'être quitte ave sa conscience, mais de lui transmettre un Adieu à la mesure de la simplicité de sa vie, de son humilité, de ses qualités humaines, de ses valeurs morales, de ses compétences professionnelles. Il est parti sans déranger personne. Son bureau est vide désormais, et son image nous manque.