Il fait gris et Moh a la gorge nouée par l'angoisse. «Le mauvais sang» comme il dit, lui, en… arabe algérois. C'est que Moh, comme tous ceux de sa génération qui n'ont pas perdu beaucoup de temps à l'école, ne parle pas français et il pense que les mots volés à la langue française pour s'installer confortablement dans le vocabulaire ordinaire des siens sont de l'arabe. Une fois, un riche apparatchik lui avait demandé s'il pouvait laver sa «seyara» contre un petit billet. Moh lui avait répondu, intrigué, ce qu'est une seyara. Quand le gros nabab lui avait dit, sur un ton inquisiteur, que cela signifiait une voiture, Moh a eu cette géniale et succulente réplique : «Tu ne pouvais pas me parler en arabe comme tout le monde» ? Il fait gris sur Alger et Moh angoisse en arabe : il a le mauvais le sang. Non qu'il affectionne particulièrement le beau temps et le soleil. Pour ce qu'il a à faire, ce n'est pas vraiment nécessaire. Moh ne fait rien. Il n'étudie pas, il «ne travaille pas mais il ne porte que des habits de grande marque», comme le dit la chanson des stades. Ah, le stade, voilà ce qui angoisse Moh. Ou, pour être plus précis, lui donne du mauvais sang. Il fait gris et la pluie se fait menaçante. Il reste encore quelques jours avant la finale entre l'USMA et le Mouloudia mais la pelouse du 5-Juillet est la meilleure du monde pour retenir l'eau du ciel : un barrage, ironisent Moh et ses copains. USMA-Mouloudia ? Non, «ch'naoua-lemsamâya», corrige Moh. Il ne parle pas français. Une fête pareille, gâchée par la pluie ? Non, par la pelouse. Ou, pour être plus précis, par le barrage. Il pleut sur tous les stades du monde et tous les stades du monde ne se transforment pas en bourbiers. Il paraît que la pelouse-barrage s'est améliorée et que son… taux de remplissage a baissé depuis que les jardiniers ont décidé de travailler. Mais c'est la météo que Moh espère voir s'améliorer ; pour l'herbe, sa religion est faite, depuis la Bosnie. Moh est supporter du Mouloudia, c'est un «chenoui», pour parler comme tout le monde. Pour une fois qu'il était d'accord avec l'entraîneur des «chanteuses de mariage» qui avait demandé que la finale se joue à Blida, il n'a pas été entendu. Pourtant, il avait gardé ça pour lui, il n'allait tout de même pas révéler au peuple chenoui qu'il pouvait garder l'avis d'un usmiste. Il est vrai que c'est un Marseillais, mais un «msamî» est un «msamî». Et partager quelque chose avec lui est un sacrilège. Sauf les gradins et le quartier. Moh n'arrête pas de regarder le ciel même si, de l'arcade où il tient un mur, il est difficile d'évaluer l'épaisseur des nuages. Il y a d'abord… l'arcade, et puis les banderoles accrochées d'un balcon à l'autre sur les deux côtés de la ruelle. Moh allait se poser la question de savoir si les banderoles obstruent plus la vue des cumulus que l'arcade où il tient un mur, puis il a oublié, attiré par un roulement de tambours. Moh n'a jamais autant rêvé de soleil radieux, il n'en a que faire, d'habitude. Il ne pleut pas – enfin pas encore – à la maison, il ne pleut pas au café et on ne se mouille pas sous une arcade, c'est connu. Il ne pense même pas à lui et aux conséquences de la pluie qu'il peut recevoir sur la tête si, à Dieu ne plaise, les nuages venaient à mettre leur menace à exécution. Il ne tombe jamais malade. Il ne pense pas aux barrages, il sait qu'il y a du blé en Amérique et du pétrole à Hassi Messaoud pour le payer. Il a seulement peur pour «le barrage» du 5-Juillet. Il ne fait pas confiance à la météo qui a déjà annoncé un beau temps pour le jour de la finale, mais il fait confiance aux capacités de «captage» de la pelouse du Stade Olympique. Mort d'angoisse et de mauvais sang, il a quitté son mur sous l'arcade pour aller piquer une tête sur la plage, toute proche. Histoire de faire comme fait la grenouille qui veut se protéger de la pluie. En sortant, il s'est rendu compte qu'il ne pleuvait pas mais ce n'est pas son corps qu'il voulait mettre à l'abri, c'est la pelouse. Enfin, le barrage, comme on dit en arabe.