Le collectif Nabni, le think tank citoyen, a présenté ce dimanche un rapport intitulé «inventer le modèle algérien de transferts monétaires directs». C'est un véritable tournant dans le débat algérien sur la réforme du système des subventions. Nabni coupe l'herbe sous les pieds du gouvernement. Déclare non recevable l'argument récurrent selon lequel il faut d'abord mettre en place un système d'information sociale précis avant de commencer le transfert ciblé des aides. Pronostique l'échec du modèle de ciblage que veut mettre en place le gouvernement à titre d'essai dans une wilaya pilote en 2019. Et surtout Nabni propose deux «alternatives originales» dont l'un des intérêts les plus spectaculaires est qu'elles peuvent être généralisées sans délai. Dès 2019, affirme le document de plus de 50 pages présenté à la presse algérienne ce dimanche matin. Il s'agit clairement d'une mise au pied du mur de l'Exécutif algérien dans un contexte particulièrement morose, où il est en train de s'effondrer sur lui-même, miné par les calculs politiques de 2019 et menacé par la montée et la persistance des conflits sociaux. Deux postulats essentiels orientent le rapport de Nabni: la non-soutenabilité du système de subventions algérien dans le moyen-long terme, et la spécificité sociale de l'Algérie, l'un des pays les plus égalitaires au monde, le premier en Afrique. Le premier postulat est largement partagé. Les subventions explicites (notifiées au budget de l'Etat) et implicites, ont atteint 13,6 % du PIB en 2015. 14 milliards de dollars pour les seules subventions énergétiques. Pour illustrer le poids de la subvention universelle telle qu'elle est en train de peser sur les finances publiques, le rapport de Nabni a évoqué les seules subventions explicites dans le budget de l'Etat. Pour 100 dinars de la fiscalité pétrolière (Sonatrach et compagnies étrangères) perçus, 40 vont au financement des subventions des biens et services. Sans avenir. Pour autant, la réplique que veut esquisser le gouvernement n'est pas la bonne, selon le think tank le plus actif d'Algérie. Elle vise à instaurer un système de ciblage «classique» des transferts monétaires directs. Il est en fait importé tel quel de modèles de pays qui ne ressemblent pas à l'Algérie. Et c'est là qu'intervient le second postulat du rapport. L' Algérie ne peut pas se permettre de glisser vers un modèle de transfert à fort taux d'exclusion des catégories ciblées. De nombreuses études ont montré que c'est ce qui arrive dans ce cas. Plus de 20% des populations les plus pauvres échappent au filet social et perdent donc sur les deux tableaux : perte de pouvoir d'achat par la baisse des subventions et exclusion du système de revenus directs. L'Algérie, et ses valeurs égalitaires traduites dans les indices d'écarts de revenus dans la population, ne peut pas se permettre de tels taux d'exclusion. Nabni préconise donc d'abandonner la voie prudemment engagée par le gouvernement d'un ciblage classique des populations les plus pauvres afin de leur transférer des revenus monétaires. Les alternatives innovantes de Nabni prennent le pari de l'erreur par inclusion et du déploiement sans délai de la réforme. L'argument qui sert au gouvernement algérien pour reporter toujours à plus tard la réforme du système de subventions est renversé d'entrée par le rapport Nabni dédié à ce chantier central de la maîtrise de la dépense budgétaire et de la réaffectation des ressources. Le gouvernement a peur d'exclure des Algériens du ciblage faute d'un système d'informations sociales affiné. Nabni propose donc de prendre le risque inverse. Celui de l'erreur par inclusion. Opter donc pour un ciblage progressif qui intègre 48% des ménages, avec comme seuil d'éligibilité 60 000 dinars par ménage. Le régime d'accès serait déclaratif. Il y aura forcément de nombreux ménages au-dessus des 60 000 dinars qui viendraient émarger au nouveau système de transfert. C'est la caution de protection de la réforme. Elle peut profiter transitoirement à des indus bénéficiaires. Mais elle ne va pas exclure des ayants droits sociaux. L'idée –innovante et propre à l'Algérie– est que de toute façon le système actuel des subventions profite déjà à d'indus bénéficiaires (carburants, électricité, eau). Ceux qui consomment le plus les services subventionnés sont les déciles de revenus les plus hauts. La mise en place des outils statistiques sociaux permettra progressivement de corriger l'erreur par inclusion. Et d'écarter du système les ménages détenant des revenus qui ne les habilitent pas à bénéficier du transfert. Cette solution dite du «ciblage progressif» est chiffrée dans le rapport de Nabni. Elle transférerait en moyenne 4065 DA par mois et par ménage et coûterait 1,1 % du PIB en touchant –dès la fin de 2019- 4 millions de ménages, dont 2,2 millions de ménages inéligibles. Affinée, 10 ans plus tard, elle toucherait un peu plus de 4 millions de ménages, mais avec seulement un million de ménages non éligibles. En 2028, le transfert mensuel moyen serait de 12 000 DA (inflation) et le coût du transfert rapporté au PIB serait de 2,4%. La seconde solution innovante proposée par Nabni est encore plus facile à déployer. Il s'agit du revenu universel. A la différence du «ciblage progressif», qui s'adresse aux ménages, le revenu universel concerne les individus (y compris les moins de 15 ans). Son avantage saute tout de suite aux yeux. Il élimine les coûts administratifs du ciblage de son suivi et de ses arbitrages de seuil. Le rapport de Nabni s'inspire des expériences de Revenu universel (RU) ailleurs dans le monde (Alaska, Iran, Mongolie). Son revers est tout aussi clair. Il coûte plus cher que le ciblage progressif. Le RU concerne 90% des Algériens, prenant le parti que les 10% les plus riches n'y accéderont pas (erreur par inclusion minime). Chaque Algérien disposerait d'un montant mensuel pour compenser la baisse substantielle des dépenses dédiées aux subventions universelles. Celles ci ne disparaîtraient pas. Elles seraient diminuées au même rythme que la montée du taux de couverture de l'une des deux solutions proposées par Nabni. Le think tank citoyen ne s'est pas caché sur le sujet très délicat du programme de «désarmement» du système de subventions pour passer à celui du transfert monétaire direct. La priorité est donnée à la baisse des subventions énergétiques, puis au système de logement, à la bonification des taux d'intérêt, et enfin aux produits alimentaires. Au terme des 10 années, le système des transferts devrait ne plus valoir au budget de l'Etat que 3% du PIB. Un rapport comme celui de Nabni sur «la réforme des subventions et compensation des pertes de pouvoir d'achat» est une vraie aubaine pour tout gouvernement en place partout dans le monde. Il vient challenger brillamment les solutions -souvent standard et prêtes à l'emploi- des institutions multilatérales. Il intègre les spécificités sociologiques du pays (égalitaires et habituées à la subvention). Il offre à l'Exécutif un sentier de déploiement rapide, dans un contexte où la variable temps est sans doute la plus décisive. Il propose deux solutions et non pas une seule. Il ouvre la voie à un débat stratégique. Tout cela, cependant, ne vaut presque rien, s'il n'existe pas d'interlocuteur institutionnel, pour transformer l'essai. S'emparer du contenu du rapport, organiser le débat puis les arbitrages. C'est le rôle du gouvernement. Nabni a bien sûr déposé une copie de ce rapport au palais du Gouvernement. L'ambiance sur place ? Est-ce que c'est Ahmed Ouyahia qui va le lire, ou est-ce que ce sera son successeur, déjà annoncé. Trou noir perpétuel de la production de Nabni depuis huit ans, la gouvernance qui peut s'appuyer sur cette intelligence en «open source» est absente d'Algérie. Elle est un peu à Panama et ailleurs dans le monde.