Le cours des événements historiques contemporains donne l'impression, vue de ce côté-ci du limes de l'« empire », que l'Histoire se fait contre les Arabes sinon sans eux. La perte de Filistîn en 1948, la défaite arabe en 1967, l'invasion de l'Iraq en 2003, le massacre de Cana en 2006 : le film des événements donnant crédit à cet aphorisme est long au moins autant qu'atterrant. Quelles interprétations donnent les Arabes à ces événements ? Quel rapport développent-ils avec leur passé ? Quelle conscience historique ont-ils ? Quelle expérimentation font-ils de l'histoire ? Quelle perception véhiculent-ils de l'Histoire universelle ? Quelle conception ont-ils de l'universel ? Comment appréhendent-ils le lien entre le passé et le futur ? Comment conçoivent-ils la sémantique des temps ? Ces questions seront au menu de la rencontre-débat qu'abritera le forum Les Débats d'El Watan aujourd'hui de 14h à 18h au Grand Hôtel Mercure (Aéroport d'Alger) autour de deux historiens maghrébins de haut vol : Abdesselam Cheddadi et Houari Touati. Le premier, professeur à l'université Mohammed V (Rabat), est traducteur et spécialiste d'Ibn Khaldun, auteur de nombreux ouvrages dont Les Arabes et l'appropriation de l'histoire et Ibn Khaldun. L'homme et le théoricien de la civilisation ; le second est directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris) et codirecteur de la revue internationale Studia islamica, auteur de nombreux ouvrages dont Islam et voyage au Moyen Age et L'armoire à la sagesse. L'historien arabe Constantin Zurayq s'est penché en pionnier sur ces questions. Dans son célèbre ouvrage Nous et l'Histoire (1959), l'auteur distingue quatre postures narratives dans la pratique historique des Arabes contemporains. La première est traditionaliste et véhiculée par le courant fondamentaliste (salafiste) ; particulariste et rétive à l'histoire universelle, son récit est dogmatique et ne tolère aucune critique à l'égard des pieux devanciers ; le passé, saisit comme une totalité absolue, est appelé selon sa vision a-historique, à ressusciter le jour où Dieu l'aura décidé. La seconde posture est nationalitaire ; incarnée par les différents courants du nationalisme arabe, elle assujettit l'histoire à la politique et celle-ci au pouvoir, idéalise le passé national et fait peu cas de l'histoire universelle ; sa vision est « romantique » et confond mysticisme et positivisme. Le troisième régime d'historicité repéré est le marxisme ; déterministe et par trop schématique, il achève de réduire l'histoire à un processus de « fabrication ». Le dernier régime d'historicité recensé par notre savant est le positivisme ; l'historicisme représente pour lui la plus importante des révolutions jamais réalisées par l'esprit humain : elle est ce qui permet d'atteindre l'objectivité par l'« extinction du soi ». Question sur le sort de la modernté La réflexion sur les Arabes et l'Histoire sera enrichie vingt ans plus tard par l'apport d'un autre grand historien et penseur arabe : Abdallah Laroui. La question, inaugurale de sa pensée, ne l'a plus jamais quitté depuis. Pour l'auteur de La crise des intellectuels arabes : traditionalisme ou historicisme ? (1974), le problème qui se noue en creux du rapport à l'Histoire fait signe vers un enjeu insurpassable qui gouverne tous les choix de l'individu : la Modernité. Question : comment la vision de l'histoire peut-elle nous informer sur le sort de la modernité ? « Pour que l'histoire soit le domaine de la pensée [rigoureuse], il est requis, écrit Laroui, de considérer que l'absolu est devenir […]. Toute action historique est toujours en suspens, toute sentence en délibéré […]. » Le penseur maghrébin ne craint pas d'expliciter le présupposé philosophique qui sous-tend le concept de l'histoire : la vérité n'est ni donnée par avance une fois pour toutes ni refusée pour toujours. « Le présent est la conséquence d'un processus historique », lit-on souvent. A-t-on jamais explicité les implications épistémiques de cette assomption apparemment banale ? Le concept, on ne peut plus banalisé, de « processus », a une portée philosophique insoupçonnée : il est le dénominateur heuristique commun entre les concepts clés de nature et d'histoire. Hannah Arendt ne s'y est pas trompée sur l'énormité du sens de cette origine commune : « Le concept moderne d'un processus pénétrant l'histoire comme la nature sépare l'âge moderne du passé plus profondément qu'aucune autre idée. » L'idée est décisoire ; elle annonce la sécularisation des esprits et prépare le passage -identifié par Thomas Khun- d'un monde clos vers un univers infini. Le concept de processus donne ainsi congé aux structures de la pensée magique et introduit celles de la pensée moderne : la causalité, le contexte, la compréhension, etc. La vérité, n'étant plus donnée une fois pour toutes, se révèle dans le processus historique du temps lui-même. La sécularisation de la pensée est en définitive le socle qui permet au concept d'histoire d'éclore et à la conscience historique d'agir. De plus, la conviction des Temps modernes selon laquelle l'homme (homo faber) pourra seulement connaître ce que lui-même a fait ne plaide pas, contrairement à une idée reçue, pour la vie contemplative, mais bien plutôt en faveur de la réconciliation, par la compréhension, avec la réalité. L'examen critique du rapport des Arabes contemporains avec l'Histoire ne pourra ni occulter ces aspects ni les passer sous silence.