Le procès Khalifa a laminé la Banque d'Algérie durant sa troisième semaine. Mais voilà que sous la pression, l'institution monétaire renvoie la patate chaude à l'instance politique à travers un rapport confidentiel. Le procès peut désormais remonter au sommet de l'Etat sur le dos courbé de la Banque d'Algérie. Si le procès Khalifa devait s'arrêter le week-end dernier, la Banque d'Algérie en serait incontestablement la grande victime. Quatre jours durant, le feu roulant des questions a laminé les cadres de l'institut d'émission monétaire avec un fil conducteur : pourquoi n'avoir rien fait durant 3 ans et demi contre les infractions répétées d'El Khalifa Bank ? La succession des témoins à la barre a permis de se faire une idée au-delà des réponses concrètes. A la Banque d'Algérie on se doutait bien qu'El Khalifa Bank organisait « une évasion des dépôts ». Au sujet de la fraude sur la législation des changes, le vice-gouverneur Ali Touati a même dit : « Je savais qu'on se faisait avoir. » La preuve, les inspections sur place, au nombre de sept avant même le départ, en juin 2001, de Abdelouahab Keramane, le gouverneur inculpé de complicité d'association de malfaiteur. La suite est un véritable capharnaüm. Le directeur général de l'inspection générale à la Banque d'Algérie, M. Khemoudj, a expliqué qu'il détaillait dans ses rapports les infractions qu'il constatait, celles notamment qui transgressent les règles prudentielles et qui menacent la solvabilité de la banque et donc la sécurité des dépôts ; mais que les suites à donner n'étaient pas de son ressort. Du ressort de qui donc ? De la commission bancaire que préside le gouverneur de la Banque d'Algérie. Plusieurs membres de la commission bancaire d'avant et d'après 2002 se sont succédé pour faire comprendre au tribunal qu'ils ont été pris de vitesse par les faits, désarmés par l'ordonnance de 1996 qui retire des prérogatives de sanction à la Banque d'Algérie sur les infractions au contrôle des changes ou encore incapables de faire des constats légaux des infractions faute d'inspecteurs assermentés prévus par la loi de 1990 sur la monnaie et le crédit, mais non désignés 12 ans plus tard. La commission bancaire était plombée Le tribunal criminel de Blida, qui juge un premier volet de la banqueroute frauduleuse du groupe Khalifa, n'a rien fait pour réduire la responsabilité de la Banque d'Algérie dans le « laisser faire » qui a jalonné la période 1999-2003. Il a fait vivre à cette grande institution qu'est la Banque d'Algérie une terrible semaine au terme de laquelle elle sort très exposée et très fragilisée. A la fin d'un interrogatoire épique, le vice-gouverneur Ali Touati a déploré auprès de la présidente Mme Brahimi « son extrême sévérité à l'égard de la Banque d'Algérie ». Le fait est bien que l'encadrement de la Banque d'Algérie s'est plutôt mal défendu en s'enferrant dans un argumentaire impopulaire de « cloisonnement des champs de compétence ». L'impression qui en ressort est bien qu'El Khalifa Bank a bénéficié d'un traitement clément des autorités monétaires. La question quasi directe de savoir si Abdelmoumen Khalifa a fait bénéficier de ses largesses l'ancien et l'actuel gouverneur et les membres de la commission bancaire est revenue à plusieurs reprises. Mais elle n'a pas pu être posée à un des personnages clés de la commission bancaire. Celle-ci, présidée par le gouverneur de la Banque d'Algérie, comprend entre autres deux magistrats nommés par le président de la République. L'un deux, M. Maâchou, a présenté un témoignage fort embarrassé mais utile. Le second magistrat, M. Benhoua, était toujours attendu samedi soir pour témoigner à Blida. Dans les PV du juge d'instruction, il s'avère que deux membres de sa famille ont travaillé pour le groupe Khalifa, son épouse comme avocat et son fils à Khalifa Airways en France. Lui-même a bénéficié d'un véhicule du groupe Khalifa. La commission bancaire devait absolument se réunir au complet pour ses audiences disciplinaires. Elle n'a jamais réussi à le faire pour adresser des actes de grief à El Khalifa Bank. Finalement, c'est le secrétaire général de la commission bancaire M. Akhrouf qui laissera filer comme un aveu une explication essentielle aux tergiversations des autorités monétaires : « Vous savez Mme la présidente, il faut se remémorer le contexte, il n'était pas facile de condamner à mort comme cela une jeune banque privée qui venait d'émerger, on se disait toujours qu'il fallait recourir à la sanction en dernière instance. » La Banque d'Algérie coupable seule de dilettantisme ? Un témoignage a réussi, en bout de parcours, à atténuer l'image accablante de la responsabilité de la banque d'Algérie dans le scandale Khalifa. Ce témoignage est venu d'un « vieux routier de l'administration », Ali Touati, vice-gouverneur depuis 2002 et directeur général à la direction du change précédemment. D'abord, M. Touati ne s'est pas dérobé au sujet des défaillances de son institution notamment l'absence d'inspecteurs assermentés. Il a ensuite bien montré qu'il était personnellement prêt à en découdre avec El Khalifa Bank à laquelle il avait suspendu les opérations de commerce extérieur à titre conservatoire pour l'agence de Blida. « On m'a remis à ma place », a-t-il dit à la juge dans son style très spontané, « ma procédure était illégale mais je voulais faire quelque chose ». Mais surtout Ali Touati a fait feu de tout bois pour montrer subtilement que la responsabilité d'autres sphères de l'Etat est largement engagée. Il a été sans pitié pour l'ordonnance de 1996 qui a enlevé à la Banque d'Algérie la capacité de sanctionner les infractions sur le commerce extérieur pour la remettre au ministre des Finances : « Il y a un organe qui constate et un organe qui sanctionne : ça ne peut pas marcher. » Il a clairement cité la responsabilité de l'appareil de la justice en évoquant - de manière évasive sur l'identité - ce magistrat de Chéraga qui a donné deux dérogations permettant au PDG du groupe Khalifa de ne pas présenter de bilans certifiés en 2001, ce qui l'a manifestement protégé pour continuer à capter des dépôts et à s'en servir pour s'autofinancer. Bien plus que le gouverneur Mohamed Laksaci le matin du même jour, Ali Touati a insisté sur la responsabilité du ministère des Finances qu'il a saisi en décembre 2001 d'un rapport confidentiel « dans lequel il y avait de quoi réagir rapidement au sujet des infractions qui touchent au champ de compétence du ministère des Finances ». A la présidente qui lui reprochait que son rapport présentait des vices de forme, il a répondu : « Oui c'était des remarques pertinentes. Mais le ministère des Finances les a faites une année après. » Le rapport n'avait suscité aucune réaction durant tout ce temps. Dans son élan de sincérité, M. Ali Touati a même rectifié maître Berguel qui attribuait au chef du gouvernement la responsabilité de la nomination de deux membres de la commission bancaire : « C'est le président de la République qui les nomme. » Cette précision ne rend pas service à Abdelaziz Bouteflika que Ali Touati a tenu immédiatement à défendre se rendant compte des implications de sa sortie. En effet, de mars 2002 à novembre de la même année la commission bancaire n'a pu se réunir réglementairement notamment pour adresser les actes de griefs à El Khalifa Bank. Le mandat de deux de ses membres était arrivé à terme et le président de la République a mis huit mois pour leur trouver des successeurs. Mourad Medelci a fait le dos rond C'était un scénario attendu. L'ordonnance de renvoi de l'affaire Khalifa a choisi de tout faire endosser à la Banque d'Algérie en inculpant l'un de ses gouverneurs. Mais la pression sur la Banque d'Algérie a été tellement forte en audience devant le public et les médias qu'elle a laissé échapper des vapeurs vers la sphère politique. Deux ministres des Finances, Mohamed Terbèche et Mourad Medelci, et un ministre délégué (à la Réforme bancaire), directeur général du Trésor au moment des faits, Karim Djoudi, ont dû s'expliquer sur le peu de diligence fait au rapport de la Banque d'Algérie réclamant des « suites à donner » aux infractions sur la législation des changes de la Banque Khalifa. Le jeu change du tout au tout. Avec une responsabilité plus prononcée sur la tête de Mourad Medelci qui a fait le dos rond devant le rapport confidentiel envoyé par Ali Touati avouant devant la juge : « Je ne suis pas fier de moi. Si j'avais été plus intelligent à ce moment-là j'aurais agi avec plus de sévérité. » Or le rapport n'a donné en tout et pour tout qu'à une « mise en éveil ». Mourad Medelci l'a laissé dans son bureau « en instance », « j'attendais qu'il soit alimenté par des faits nouveaux par la Banque d'Algérie ». Il a quitté ses fonctions six mois plus tard sans laisser de consignes particulières à son successeur Mohamed Terbèche au sujet de ce dossier en instance. Pendant ce temps, les dépôts au profit d'El Khalifa Bank provenant d'organismes publics explosaient sans que Karim Djoudi n'entende à aucun moment parler de migration à partir de comptes du Trésor vers la banque privée. L'instance politique a fermé les yeux. Mourad Medelci a d'ailleurs la franchise d'expliquer pourquoi : « Il faut voir le contexte : notre pays sortait d'un système, il avait besoin d'investissements, de capitaines d'industries. Khalifa a fait illusion. Il fallait qu'on le soutienne, qu'on l'encourage. Ses véritables motivations ont mis du temps à apparaître. » Qui avait le plus besoin de l'histoire à succès de Khalifa : « le pays » ou le régime ? Le procès peut encore y répondre sur les décombres de la Banque d'Algérie.